jeudi, 21 novembre 2024
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Camus était-il colonialiste ?

À l’évidence, Olivier Gloag n’aime pas Camus, il semble aimer Sartre. C’est son droit le plus absolu.

Dans son essai « Oublier Camus »1, Olivier Gloag tente de déconstruire un mythe et il nous présente un Camus qui ne serait qu’un colonialiste masqué bénéficiant d’une histoire nationale orientée et faussée.

Il oppose Camus et Sartre en valorisant ce dernier. Il commence par nous expliquer que Sartre s’est engagé dans la résistance plus tôt que Camus. Contrairement à la pensée commune, c’est Sartre qui fut résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, Camus ne venant que très tardivement rejoindre la résistance.

En quelques lignes, l’auteur fournit un brevet de résistant à Jean Paul Sartre. C’est aller un peu vite en oubliant de dire que le rôle de Sartre durant l’occupation fut, et est encore, l’objet de controverses.

« Dès avant la fin de la guerre, il fallait à tout prix mettre en place une fiction collective qui permettrait de préserver un semblant d’unité nationale. C’est ainsi que les actes de résistance d’André Malraux, de Roger Martin du Gard ou encore de Camus ont été surévalués. »

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Par rapport à la peine de mort, Camus n’en fut pas, selon l’auteur, un adversaire de longue date. Il y aurait été favorable pendant la période de l’épuration, puis pendant la guerre d’Algérie il fit un tri pour ses demandes de grâce, par exemple il refusa d’intervenir pour Yveton alors que celui-ci n’avait pas de sang sur les mains.

Selon l’auteur Olivier Gloag, Camus aurait été plus opposé à la guillotine qu’à la peine de mort.

Par rapport à la présence de la France en Algérie, il aurait été un partisan farouche de la colonisation. Toute sa philosophie n’aurait été qu’une astuce pour tenter de la justifier et de la faire perdurer.

Refuser la violenceaux deux bords, comme le fit Camus, impliquait de maintenir le statu quo, car les Algériens n’avaient pas d’autres moyens pour obtenir une amélioration de leur situation. Camus aurait mis en avant ce concept pour préparer son refus d’accorder le droit aux nationalistes d’utiliser la violence pour se libérer.

Mais c’est ne pas tenir compte du fait que Camus était proche des libertaires, qu’il avait agi avec eux pour soutenir les objecteurs de conscience et que son pacifisme et son refus de la violence étaient constitutifs de sa personnalité.

Prétendre que rien n’a de sens, conceptualiser l’absurde comme l’a fait Camus, reviendrait à nier aussi le sens de la lutte pour la libération.

Chaque œuvre de Camus est interprétée à partir du postulat que Camus n’est qu’un colonialiste convaincu.

L’absence d’Arabes est notée dans « l’Etranger » et dans « la Peste », et lorsqu’ils existent, ils ne sont pas nommés par leur nom, les beaux rôles sont donnés aux Européens : Daru dans « l’Hôte, l’Exil et le Royaume », les colons dans « le Premier homme », etc.

Par contre, il n’est pas fait mention de la dénonciation de la condition des Algériens par Camus (Chroniques algériennes, Misère de la Kabylie).

De même l’auteur ne dit pas que Camus avait essayé d’instaurer une trêve civile et que lors de la réunion publique pour présenter son projet, il avait failli être lynché par les ultras de l’Algérie française. Il avait dû être exfiltré par les membres du service d’ordre du FLN.

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Les lettres à Maria Casares démontrent selon l’auteur la misogynie et le caractère machiste de Camus. On peut aussi y trouver la passion dans le cœur d’un homme.

Le lien viscéral de Camus avec la nature est interprété comme l’effacement du peuple algérien : « Ce rapport à une nature idéalisée et supérieure est souvent présent dans l’œuvre de Camus… C’est l’effacement de l’Algérie et des Algériens mais aussi l’avènement d’une autre échelle morale, où les histoires humaines seraient insignifiantes. Ce qui permet de nier le passé des indigènes en le relativisant, et d’effacer le passé récent. »

Que penser de ce livre qui peut être considéré comme un pamphlet anti-Camus ?

Olivier Gloag fait une analyse qui n’est pas fausse dans tous ses points, mais qui est totalement dépourvue de nuance.

Il a une idée de Camus et, à l’évidence, il n’approuve pas son succès. Il cherche des preuves dans des œuvres romanesques pour étayer sa thèse, à savoir que ce succès n’est dû qu’à une manipulation qui permet à la France de ne pas regarder son passé colonial en face.

Olivier Gloag interprète beaucoup les écrits de Camus pour arriver à ses fins. Il en a le droit mais il se trompe peut-être. Camus n’est plus là pour préciser sa pensée et rappeler que l’Algérie dont il rêvait, si elle restait dans le cadre de la France, était très différente de celle qui existait et dont il avait dénoncé les injustices et les manques.

Le parcours d’un homme n’est pas toujours une ligne droite. Une évolution se produit. Il faut tenir compte du contexte historique et du parcours personnel. Tous ces éléments manquent cruellement à ce travail et cela rend cette démonstration en grande partie irrecevable.

Camus était un être complexe et pourquoi le lui reprocher ?

Après avoir été proche du parti communiste, il s’en éloigna. Il était antistalinien, qui aujourd’hui ne l’est pas ?

Camus était opposé au FLN :  il craignait que ce dernier, en cas de victoire, apporte des malheurs au peuple algérien. L’histoire a montré qu’on ne peut pas répondre de façon binaire à cette question.

Pour l’auteur, Camus changeait d’idée et de position, c’était un homme mou, sans convictions et il apporte pour preuve que les idées de Camus peuvent être acceptées par les bords opposés. On pourrait aussi en conclure que c’est parce qu’elles sont bonnes.

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« Il fut tour à tour réformiste, communiste, pour le Front populaire, nihiliste, munichois, pacifiste, résistant, pour l’épuration, contre l’épuration, contre de Gaulle, pour Mendès France, sympathisant libertaire, pour de Gaulle contre Maurice Thorez, contre la guillotine (pas toujours), silencieux sur la torture mais pour – la fin des impérialismes -, tout en étant contre l’indépendance de l’Algérie ».

N’en jetez plus ! Ne peut-on pas voir là, tout simplement, la liberté de penser de Camus qui a toujours refusé de se laisser enfermer dans une chapelle ?

De plus, comment comprendre Camus sans tenir compte du fait qu’il était un enfant du petit peuple des Français d’Algérie. Tous avaient le sentiment, à tort, d’être chez eux, leurs ancêtres avaient tant souffert, tant travaillé pour développer le pays qu’ils pensaient qu’il leur appartenait.

Ils ne souhaitaient qu’une seule chose, y rester. Ils étaient confortés dans cette intention par les autorités françaises qui ne cessaient de répéter « l’Algérie, c’est la France ». Tous n’étaient pas d’affreux colons alors qu’à l’évidence, le système était colonial.

Dans ce contexte, certains d’entre eux avaient compris la nécessité de réformes pour améliorer la condition des Algériens et mettre en place plus de justice sociale. Albert camus était de ceux-là.

On lui reproche d’avoir été fidèle à ses origines, à son camp. Mais si les Français de la métropole furent nombreux à aider les combattants algériens, très rares furent ceux qui, parmi les Français d’Algérie, eurent la même démarche. Et il était dangereux pour eux de manifester des idées favorables aux nationalistes, beaucoup de ceux qui le firent se retrouvèrent enfermés sans jugement dans le camp de Lodi.

À aucun moment Olivier Gloag analyse cet aspect des choses, cela manque indiscutablement et rend sa démonstration très superficielle.

De plus, camus s’est construit en grande partie autour de l’absence du père, tué à la Grande Guerre, et par la phrase duquel il avait été marqué : « un homme ça s’empêche… » Alain Finkelkraut a écrit que toute l’œuvre de Camus doit se lire comme l’interprétation de cette maxime.

Il fut l’homme des limites, de la retenue. Cela explique le refus de la violence, la condamnation du terrorisme. Olivier Gloag laisse dans l’ombre cet aspect de Camus. Camus était un Français d’Algérie, il n’a jamais essayé de le dissimuler. Il aimait passionnément ce pays. Il semblait estimer que la colonisation était peut-être une erreur mais elle était devenue un fait acquis et le devoir des colons était de rendre plus heureux les colonisés, pour une vie commune dans la justice et l’égalité.

En réalité, Camus n’a jamais prétendu qu’il était partisan de l’indépendance de l’Algérie, bien au contraire il a toujours dit que cela était inconcevable pour lui. C’est pourquoi il me semble que le livre de Gloag enfonce des portes ouvertes.

L’absence de nuance évidente que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage en est le principal défaut. Ce travail, par ailleurs, ne fait que reprendre les griefs qui ont été exposés depuis longtemps par les opposants à Camus, en particulier par des intellectuels algériens. Ces derniers n’ont pas attendu le livre d’Olivier Gloag pour formuler des critiques à l’encontre de Camus. Il n’apporte rien de nouveau à ce propos.

Et si l’un d’eux semble trouver des circonstances atténuantes à Camus, comme Kamel Daoud, c’est selon l’auteur uniquement dans un but mercantile, pour vendre des livres en se situant dans le sens de la mode du jour. Cela paraît un peu court. Une interprétation de plus.

Pour Olivier Gloag, la France, incapable d’assumer son passé colonial, a créé de toute pièce une légende autour de Camus qui ne serait qu’un humaniste de pacotille.

On peut se demander quel est l’intérêt de ce travail : Olivier Gloag entreprend de déconstruire une légende qui n’existe que dans son esprit, à savoir que Camus aurait été un partisan de la décolonisation de l’Algérie.

Or, comme cela est dit plus haut, ce dernier a toujours dit qu’il n’envisageait même pas la possibilité d’une séparation entre les deux pays. Tous ceux qui se sont intéressés à Albert Camus le savent, aussi bien du côté français que chez les Algériens.

De plus, la disparition de Camus avant la fin de la guerre nous empêche de savoir quelle aurait été l’évolution de sa position par rapport à ce conflit.

Alors pourquoi ce livre ?

Olivier Gloag a le droit de penser ce qu’il veut de Camus et de la façon dont son œuvre serait instrumentalisée par la France pour ne pas assumer son histoire.

 L’avenir nous dira ce qui restera de l’œuvre d’Albert Camus et de celle d’Olivier Gloag.

Robert Mazziotta

  1. Olivier Gloag, Oublier Camus, Edition La Fabrique, Septembre 2023. ↩︎
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