Le sociologue Christian de Montlibert nous parle à Diasporadz de son dernier livre « Trois décennies de prises de position »1 qui insiste sur « la violence des rapports sociaux » de domination.
Christian de Montlibert observe le rapprochement « des dominants des mondes politiques, économiques et culturels », la conversion des élites au néolibéralisme et la guerre menée pour défaire tous les acquis sociaux des luttes ouvrières et syndicales des dernières décennies.
Bio Express
Christian de Montlibert est sociologue et professeur retraité. Il fonde et dirige en 1991 la revue Regards sociologiques. Il organise en 1996 un colloque consacré à Maurice Halbwachs à Strasbourg, en 1999 un colloque sur le néolibéralisme, en 2006 un colloque sur Abdelmalek Sayad et une exposition itinérante, en Algérie et en France, sur son œuvre. Il est invité au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran (CRASC) en 2011.
Christian de Montlibert est connu par ses travaux sur la sociologie des savoirs comme « Maurice Halbwachs, 1877-1945 » (Presses universitaires de Strasbourg, 1997), « La violence du chômage » (Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2001), « Savoirs à vendre. L’enseignement supérieur et la recherche en danger » (éditions Raisons d’agir, Paris, 2004), et plus particulièrement de l’économie comme « Enjeux et luttes dans le champ économique, 1980-2010 », pour ne citer que les plus importants.
Entretien réalisé par Tassadit Yacine
Diasporadz : Vous venez de publier «Trois décennies de prise de position» aux Editions le Croquant. Pouvez-vous nous décrire en quelques phrases les raisons de la publication de ce livre ?
Christian de Montlibert : Dans l’impossibilité de faire un long développement, je vais essayer de répondre à votre question de façon très schématique. Chaque étude sociologique que j’ai pu mener m’amenait à m’interroger sur les conséquences des pratiques que j’avais observées et analysées.
Comment en effet ne pas mettre en cause les dominants de ce monde lorsqu’on constate non seulement l’augmentation de la pauvreté de nombreux salariés, hommes et surtout femmes, mais aussi une détérioration de leurs conditions d’existence telle que, lors d’une épidémie comme celle du COVID, leur mortalité s’accroit considérablement ?
Comment rendre compte des travaux sur l’immigration calmement sans voir que la détérioration des conditions de vie dans de nombreuses régions soumises à l’agro-industrie de multinationales entièrement tournées vers l’exportation pousse les plus jeunes à émigrer et à risquer leur vie en traversant des mers ?
Comment rendre compte sans sourciller de politiques d’État qui transforment les systèmes de solidarité mis en place après bien des luttes sociales et engendrent une compétition intense entre les individus et même la violence interpersonnelle ?
Après chaque étude, j’ai essayé d’informer le plus grand nombre possible en publiant de courts articles dans les journaux qui voulaient bien m’accueillir ou sur des sites internet ayant une vocation plus militante.
La prise de conscience de l’ensemble des transformations du monde social – non plus de chacune, isolée des autres en quelque sorte – m’a conduit à vouloir rassembler les prises de position tant les rapports de force ont transformé de fond en comble les situations sociales depuis la conversion des dominants au néolibéralisme.
Christian de Montlibert : « Ce livre insiste sur la violence des rapports sociaux »
Ce changement d’orientation redonne la part belle au capital économique dont les politiques sociales revendiquées par les syndicats s’étaient efforcées d’en limiter les effets et induit un démantèlement plus ou moins radical des institutions sociales protectrices des salariés.
D’un côté, les conditions de retraite modifiées, le système de santé de plus en plus orienté vers le secteur privé, l’indemnisation du chômage réduite, en témoignent. Il n’est pas jusqu’au droit du travail qui ne soit transformé à l’avantage des employeurs.
De l’autre côté, les entreprises et les plus riches bénéficient de politiques qui leur sont favorables : pour les unes réduction des prélèvements, versement d’aides d’État qui passent de 10 milliards en 1980 à 156 milliards en 2022, facilitation des délocalisations rentables et, pour les autres (propriétaires du capital des entreprises) réduction des impôts sur les placements financiers et sur la grande fortune.
Mieux encore, pour le capital économique, les relations entre les membres dirigeants du champ économique, du champ politique et du champ médiatique sont devenues plus étroites alors qu’au contraire la dispersion géographique des petites et des moyennes entreprises, l’utilisation de techniques de gestion du personnel intégratives ici et l’usage de la répression des revendications là, les tactiques de division des syndicats ailleurs, amplifient la démobilisation des salariés hommes et femmes.
Face à cette régression on comprendra que j’ai souhaité ce livre qui insiste sur la violence des rapports sociaux.
Est-ce qu’on peut vous demander si ce livre a une importance dans le champ scientifique. Si oui, comment le dire ?
Ce que je voudrais c’est que les lecteurs et lectrices de ce livre qui ne sont pas des sociologues comprennent que la sociologie a la capacité pour non seulement montrer ce qu’il en est de la réalité sociale mais aussi de l’expliquer et même de pouvoir anticiper les effets de ces situations.
On accepte bien que les météorologistes décrivent le temps à venir, l’expliquent par des facteurs de mieux en mieux définis et, ainsi, anticipent des conséquences probables ; pour quelles raisons ne reconnait on pas à la sociologie les mêmes capacités ?
Si je continue la comparaison, je dirais que la météorologie scientifique commence par détruire les affirmations qui ont, durant longtemps, organisé l’anticipation du climat à venir : les volontés des dieux et les désirs des démons, les ambitions et les péchés des hommes, expliquaient tout.
De la même façon, la sociologie se heurte aux représentations et aux croyances qui ont été élaborées pour expliquer le monde social. Le travail du sociologue consiste déjà à montrer que ces explications sont non seulement fausses mais la plupart du temps intéressées.
En effet, il est bien rare qu’elles n’aient pas été forgées par des individus qui, le plus souvent sans le vouloir explicitement mais parce que leur histoire personnelle et leur position sociale à un moment donné y conduisaient, servent les intérêts des groupes dominants. C’est dire que ces représentations, véhiculées par des mots, forment un discours idéologique qui cherche à imposer des pratiques sociales bien ajustées aux formes que prend la domination dans un secteur et à un moment donné.
La première importance de ce livre est bien là : démonter des discours idéologiques, défaire des représentations qui masquent la réalité de rapports de force entre les groupes sociaux. Plusieurs textes publiés dans ces « trois décennies de prises de position » ont cet objectif de démonter des illusions.
Mais les météorologistes ne se contentent pas de démonter des croyances, ils présentent, en s’appuyant sur des données nombreuses, calculables, transformées en indices étalonnés, un tableau du temps à venir sur une période plus ou moins longue.
Il en est de même pour les sociologues. Eux aussi rassemblent dans des enquêtes des données nombreuses, qui sont traitées par des méthodes éprouvées, qui peuvent dans certains cas, permettre l’élaboration d’indices.
Ainsi la sociologie produit une description de la réalité sociale qui, bien que ressentie, n’était pas accessible à la conscience ou, au mieux, ne l’était que très partiellement. La différence d’avec les œuvres littéraires est ici patente.
Autant la littérature donne accès aux dimensions sensibles, propres a chaque personnage mis en scène par l’auteur, autant la sociologie donne accès aux dimensions sous jacentes, structurelles en quelque sorte, qui conditionnent l’existence des groupes d’individus placés dans sensiblement les mêmes conditions.
Il est vrai aussi que dans le monde d’aujourd’hui les médias véhiculent des représentations du monde social bien éloignées le plus souvent des analyses sociologique ou, pire, des représentations qui empruntent l’apparence de l’objectivité pour mieux instiller dans les consciences, ne seraient que des mots ou plus probablement les éléments des idéologies dominantes.
Tous les textes de ce livre sont appuyés soit sur des études que j’ai réalisées soit sur des études conduites par d’autres sociologues. Comme toute science, la sociologie n’est pas la production d’un seul individu, fut-il le plus créatif, mais une œuvre collective.
Si je continue la comparaison, je dirais que pour annoncer le temps à venir, les météorologues ont réussi non seulement à déterminer les facteurs influents mais aussi à mesurer leur influence dans des conditions données. Ils ont aussi progressivement découvert les règles de combinaison de ces facteurs.
La sociologie sait depuis longtemps faire de même : toutes les études portent au jour les effets des déterminants économiques et sociaux qui organisent les inégalités qui frappent la famille, la scolarité, l’univers de travail, les espaces de vie, le monde des soins du corps, les univers récréatifs, etc. Des modèles théoriques ont été élaborés pour rendre compte des combinaisons de facteurs faisant appel à des concepts soigneusement définis.
Dans ce livre, les prises de position sur les luttes culturelles pour prendre cet exemple sont adossées en arrière plan sur des concepts comme celui de champ. D’autres textes se réfèrent au concept d’habitus ou au concept d’anomie élaboré il y a 120 ans environ par Émile Durkheim.
La météorologie anticipe les conséquences des analyses pour prévoir à plus ou moins long terme le climat. Le risque d’erreur s’accroit bien entendu au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la réalité. Si en matière climatique les changements sont souvent rapides, dans le monde social les changements, en dehors de situation de rapports de force brutaux, sont plus longs à se mettre en place donc les facteurs identifiés demeurent relativement stables et, conséquemment, les probabilités d’erreur faibles.
Les prises de position de ce livre décrivent les conséquences, toujours masquées pour les individus, des décisions que les dominants des mondes économiques, culturels, étatiques jugent conformes à leurs manières de voir le monde et surtout efficaces pour leurs intérêts. En ce sens, ces « prises de position » sont, non pas le résultat de l’humeur du sociologue, mais le prolongement rationnel des analyses scientifiques.
Reste que si l’énonciation des conséquences des changements climatiques annoncés par la science météorologique induit chez de nombreux contemporains des modifications de leurs pratiques, l’énonciation par la sociologie des conséquences des rapports de domination sociale demeure plus discrète. Aussi, m’a-t-il semblé important de tenter d’en informer le plus grand nombre en espérant que l’histoire puisse défaire ce que l’histoire a fait.
Christian de Montlibert, vous êtes un chercheur connu et reconnu, c’est évident. Mais par-delà la recherche, vous êtes un homme de conviction et d’engagement, c’est d’ailleurs cette caractéristique dans votre trajectoire qui vous lie aussi à Pierre Bourdieu. Vous, avec des études sociologiques qui sont en relation avec le monde politique. Ce livre est important car il informe le lecteur sur le politique et les situations très difficiles dans lesquelles se trouvent la société française et par-delà l’Europe et le monde « occidental ».
Publier « Trois décennies de prises de position », c’est se donner le moyen d’observer le changement social qui s’établit dans la durée. Tout montre que, avec bien des difficultés et des limites, de 1945 aux environs de 1983, la situation des salariés, hommes et femmes, s’est relativement améliorée. Nombre d’inégalités sociales ont été limitées.
L’État, en France, a été obligé, par les luttes sociales menées par les militants politiques et syndicaux, d’institutionnaliser une éducation plus étendue, une assistance publique plus large, une protection plus générale de la santé, un meilleur accès au logement, etc.
Mais ces conquêtes sont de plus en plus mises à mal aujourd’hui par un capitalisme qui cherche a en réduire le coût, assuré qu’il est de son bon droit par la conversion des élites politiques au néolibéralisme.
Tout montre que les dominants des mondes politiques, économiques et culturels se sont maintenant rapprochés et cherchent à mettre à mal toutes les dispositions qui reposent sur l’idée d’une sorte de propriété sociale en individualisant le plus possible, n’hésitant pas à faire appel aux répressions policières pour détruire aussi bien les manifestations organisées par les organisations syndicales que les formes plus abruptes des réactions des fractions les plus paupérisées des classes populaires.
Publier « Trois décennies de prises de position », c’est aussi chercher à dissiper les illusions véhiculées par les représentations de l’Europe. Le monde économique a compris depuis longtemps l’importance des alliances financières et surtout des avantages d’un marché élargi à plusieurs centaines de millions de consommateurs et consommatrices.
Il sait aussi jouer des différences entre les pays en matière de montant des salaires et de droit du travail pour augmenter ses possibilités de profit. Enfin, il sait que créer une Europe plus unie lui permettrait de démonter plus facilement les institutions qui contrôlent et limitent les effets de la concurrence.
Du côté économique, la Banque européenne n’est contrôlée par aucune autorité politique : elle échappe à tout contrôle démocratique ; du côté politique, la Commission européenne s’est ralliée à un libéralisme radical ; ainsi, la Constitution européenne est en retrait par rapport aux doits affirmés dans le préambule de la Constitution française : le droit du travail devient le droit au travail dans le texte européen, ce qui n’est pas la même chose !
L’examen des positions sur l’université est un autre exemple significatif. En 1989, la Table ronde des industriels européens voulait faire de l’enseignement supérieur un « marché » ; la Commission reprenait ces idées dès 1991 et affirmait que l’université n’avait pas le monopole de la formation et devait accepter la concurrence. Vers 1996, la Commission ajoutait la nécessité d’un partenariat avec les entreprises et invitait les universitaires à prospecter les marchés. Dans cec recommandations apparait la volonté de défaire les statuts protégés des universitaires fonctionnarisés, de reconnaitre le rôle des entreprises et de leurs « besoins », de s’opposer à une culture plus théorique au nom des compétences exigées par l’emploi, d’orienter les programmes de recherche au mieux des intérêts des contributeurs financiers.
C’est dire que la culture est en danger car, pour produire des connaissances, il faut bénéficier de conditions sociales qui permettent de mettre à distance les contraintes et les exigences des nécessités économiques et politiques. Toute tentative d’appropriation des connaissances devient inéluctablement un détournement d’un « bien commun » qui pourrait conduire « la vérité » vers laquelle tend la science à devenir négociable.
L’analyse des situations sociales ne se limite pas aux frontières nationales ou européennes. Le travail sociologique conduit par Pierre Bourdieu et par Abdelamek Sayad permet de mieux comprendre les effets de la colonisation en Algérie comme l’enquête que j’ai menée au Sénégal permet de saisir les oppositions qui structurent les rapports entres les groupes sociaux.
A l’époque d’une mondialisation financière qui proclame les vertus de la « liquidité » du capital et les vertus de la « flexibilité » du travail, on ne peut que s’étonner du peu de cohérence de ceux qui protestent contre la mobilité de la force de travail, tant les déplacements de populations dépendent des rapports de domination économique qui font des anciennes colonies et des pays dépendants des banlieues dans les quelles peuvent puiser les puissances capitalistes.
Mais quelle que soit la catégorie dans laquelle l’État classe les immigrants, ils partagent les mêmes souffrances que leurs prédécesseurs : « souffrances de condition » (chômage, conditions de travail éprouvantes, précarité, absence de droits politiques, etc.) et « souffrances de situation » (illusions et désillusions, suspicion, nostalgie, contradictions de la « double absence », etc.).
Reste que les rapports concurrentiels exacerbés suscités par le néolibéralisme engendrent un déchainement des intérêts économiques qui s’accompagne d’un recours à la force armée. Sous jacent à ces pratiques guerrières, il y a des enjeux d’appropriation d’espaces pour contrôler des ressources ou empêcher d’autres puissances de se les approprier, mais aussi des enjeux plus symboliques pour rappeler que la domination exercée ne doit pas être contestée ou encore que ceux qui voudraient contester l’ «ordre » capitaliste du monde ne peuvent qu’être éliminés.
Toutes les analyses sociologiques de ces « trois décennies » montrent que progressivement s’est mise en place une régression culturelle et sociale qui non seulement lève les prohibitions des rapports de force directs qui freinaient jusqu’alors leur utilisation mais les fait reconnaitre comme justifiés !
Entretien réalisé par Tassadit Yacine
- « Trois décennies de prises de position », par Christian de Montlibert, sociologue retraite, Université de Strasbourg ↩︎
Je me précipite à la librairie « A la page » en cette belle ville de Vichy pour commander ce livre après avoir lu avec un grand intérêt le livre « Résistances au néolibéralisme » et sa participation au livre « Pierre Bourdieu Points de vue »