« La souffrance est par excellence éminemment intime.1 » Bantigny Ludivine
Vivent-ils dans l’ivresse des discours historiques ou font-ils dans la contrainte de la conscience littéraire pure, nos écrivains n’ont-ils jamais oublié le versant existentiel de la guerre ? On parle plutôt de la question sociale que de la problématique existentielle.
La musicalité de la langue est récupérée par une angoisse que les humains ressentent par divers moments, en se donnant le droit de refouler les remords dans les fleuves tranquilles sur lesquels veillent les cieux dont les yeux protègent du narcissisme.
En lisant les romans de Mohammed Dib, de Kateb Yacine, de Mouloud Feraoun, de Malek Haddad, de Mouloud Mammeri, nous découvrons que la littérature est à cheval de l’Histoire et de la poésie (la fameuse vision aristotélicienne).
Ces auteurs réagissent au Réel par deux réflexes (pour ne pas dire paradigmes) : ils dévoilent et dénoncent la répression coloniale et ils invitent les Algériens à s’autopenser. Penser soi est la seule modalité de création d’un adversaire reconnu et par lequel il y aura possibilité de se « représenter » historiquement.
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Nous lisons de la plume de Ahmed Cheniki, spécialiste du théâtre algérien, ce qui suit : « L’autochtone avait déjà sa propre culture, ses propres écoles. L’Européen venait bouleverser son état mental et sa vie sociale. Avant la colonisation, contrairement à certaines idées idéologiquement préconçues, la société algérienne n’était pas parfaite, mais le lieu de multiples carences. Mostefa Lacheraf en parle ainsi : « Cette société paysanne, par la force des choses, l’inertie du conservatisme et le déclin des valeurs culturelles par rapport à l’ère classique de la civilisation arabe de la spiritualité arabe, et de l’ancienne prospérité du Maghreb, avaient tout naturellement sécrété des institutions plus ou moins carencées, des normes de vie, des concepts et idéaux se caractérisant en majeure partie par les traits d’une société féodale et d’une éthique soufie à la limite de l’orthodoxie2. » »3
Nous observons une tension entre la psyché et le Verbe. Kateb Yacine n’aurait-il pas été d’un grand impact sur les études linguistiques s’il s’était donné le droit de se mettre dans le moule universitaire ? Tout comme Mammeri, Haddad, les Amrouche et Ouary, Kateb Yacine a défié la dictature de la langue téléguidée par des consciences historiques malades.
Mouloud Mammeri, dès les premières lignes de son célèbre roman La Colline Oubliée, montre sa capacité de transgresser « les vertus d’un conservatisme passif ». Mouloud Feraoun n’a pas, malgré le processus qu’il a suivi, été un élève docile. La discipline scripturaire l’a mis dans une rébellion sans dimensions prévisibles. Entre le montagnard blasé et l’enseignant imbu de culture, le désir de chasser l’angoisse par l’écrit le pousse à l’écart de la vie historique. Ecrire un tract est-il l’acte subversif le plus achevé, le plus fin et le plus radical ?
L’Histoire est une école. Elle dévoile toutes nos tares.
Christiane Chaulet Achour écrivait : « Qu’ils soient hommes ou femmes, les témoins et les écrivains prennent la parole pour faire connaître cette guerre dans sa réalité multiple. Il est certain que le rôle novateur des Algériennes dans la lutte a nourri l’espoir qui fut le leur d’une redéfinition de leurs positions familiales, sociales, culturelles et politiques, après l’indépendance. 4»
La prise de conscience nationale chez ces écrivains nous montre que Dib et ses contemporains ont réussi à se défaire des archaïsmes historiques pour aspirer à la modernité. Bâtir un Etat-Nation. Ecrire, pour dire, c’est renverser la syntaxe de la phrase : une idéologie heideggérienne. Quand Yacine brise la phrase, c’est Dib qui en recolle les morceaux. Le style dibien a-t-il des racines historiques ou bio-civiles5 ? Mourad Bourboune se fait le secrétaire du destin (un destin solaire). Les écrivains algériens contemporains de la Guerre de Libération ont réussi à confirmer la littérature dans sa fonction essentielle, à savoir la quête du sens dans les faire les plus subtils.
La cause nationale a eu deux regards par rapport aux écrivains : les thématiques existentielles sont réduites à des sens qui n’intéressent pas le peuple qui attend le projet de société ; la société est la colonne vertébrale de l’entité nationale. L’Histoire réclame des offrandes pour s’accomplir, alors que le Présent n’exige que le courage de tenir à ses principes. Une fois raté, le Présent devient une dette qui sera chèrement honorée.
Contrairement à ceux qui prétendent que la littérature algérienne d’expression française (1945-1962) n’était que locale (ethnographique, de combat, etc.), les auteurs algériens ont démontré le pouvoir de la littérature à universaliser la posture existentielle du sujet local (national).
L’énoncé littéraire algérien n’a été ni propagandiste, ni complaisant. Un réalisme qui nie les dogmes du réalisme bourgeois prêché par des écrivains dont les tendances idéologiques n’ont pas épousé une épistémè clarificatrice.
Madi A.
- BANTIGNY Ludivine. Les désastres de la guerre : Souffrances physiques, souffrances psychiques des appelés en guerre d’Algérie In : Histoires de la souffrance sociale : xviie-xxe siècles [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007 (généré le 13 mars 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/6704>. ISBN : 978-2-7535-2986-1. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.6704 ↩︎
- LACHERAF, Mostefa, “Paysannerie, colonialisme et révolution”, in El Moudjahid, 16 janvier 1971. ↩︎
- CHENIKI, Ahmed, “Algérie-France”, Hommes & migrations [Online], 1298 | 2012, Online since 01 July 2014, connection on 13 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/1581; DOI: https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.158 ↩︎
- CHAULET ACHOUR, Christiane, « Ecrits d’Algériennes et guerre d’indépendance Témoignages et créations », Confluences Méditerranée, 2012/2 (N°81), p. 189-203. DOI : 10.3917/come.081.0189. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2012-2-page-189.htm ↩︎
- Bio-civil est un mot que j’ai créé dans ma thèse de doctorat et il signifie les marqueurs contemporains des humains. ↩︎