- Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Algérie coloniale doivent lire « La grande maison » de Mohammed Dib. Surtout ceux qui pensent que la colonisation avait des effets bénéfiques pour les Algériens.
- Un livre émouvant, bouleversant, qui interroge nos convictions les plus profondes.
Mohammed Dib publie en 1952 le roman « La grande maison ». C’est un roman réaliste qui décrit la vie des gens pauvres, à Tlemcen, à la fin des années 1930.
Il ne s’agit pas d’une histoire, il n’y a pratiquement pas d’intrigue. C’est la description d’une société. Sous la forme romancée, Mohammed Dib dénonce dans « La grande maison » l’ordre établi par le système colonial.
C’est une photographie de l’état de ceux qui subissent le joug des colonisateurs. On retrouve les mêmes injustices que celles révélées, par le biais du journalisme, par Albert Camus lorsqu’il écrivit une série d’articles réunis sous le titre « Misère de la Kabylie ».
Le roman de Mohammed Dib évoque aussi celui de Mouloud Feraoun « Le fils du pauvre ». Il a la même force que les romans d’Émile Zola comme « Germinal » ou de Victor Hugo « Les misérables », lorsqu’ils décrivaient la misère des petites gens et des ouvriers en France. Mohammed Dib atteint par là la dimension d’un auteur universel.
Omar, garçon d’une dizaine d’années, est le fil rouge du récit. À la recherche permanente d’un morceau de pain, il passe son temps dans la rue.
Déjà, à l’école, commençait pour ceux qui pouvaient y aller, le processus de déculturation. On expliquait à ces enfants du pays que leur histoire était française. L’instituteur M. Hassan était tenu de le faire, mais on comprend qu’il n’en pense rien lorsqu’il dit, d’une voie basse et en arabe, alors qu’il venait d’expliquer ce qu’était la patrie : « Ce n’est pas vrai si l’on vous dit que la France est votre patrie ».
La faim omniprésente
Aïni, la mère d’Omar, est écrasée par la charge qu’elle porte. Veuve, elle doit s’occuper de ses enfants, de sa mère paralytique. Elle travaille beaucoup, mais ce qu’elle gagne ne suffit même pas à acheter du pain, elle en vient parfois à penser que celui qui est mort est le plus chanceux :
« Voilà tout ce que nous a laissé ton père, ce propre à rien : la misère ! Il a caché son visage sous la terre et tous les malheurs sont retombés sur moi. Mon lot a été le malheur. Toute ma vie ! Il n’a jamais pensé à mettre un sou de côté. Et vous vous êtes fixés sur moi comme des sangsues. J’ai été stupide. J’aurais dû vous lâcher dans la rue et fuir sur une montagne déserte. »
Parmi les thèmes abordés, la faim est certainement le principal, la faim omniprésente, associée à une grande pauvreté. L’habitat est insalubre, les gens sont vêtus très pauvrement.
Cela modifie les rapports entre les personnes, cela rend les gens plus durs. Aïni est dure avec ses enfants, avec sa mère.
« Les autres jours, où ils savaient qu’il n’y aurait rien à manger, sans demander d’explication, ils s’allongeaient sur une couverture, une peau de mouton, par terre et observaient un silence obstiné. Le moment du repas, ils feignaient de l’ignorer. »
Mohammed Dib évoque aussi les revendications sociales, les ouvriers agricoles qui envisagent de s’unir pour obtenir des salaires décents. Et ces manifestations, ces oppositions qui s’expriment timidement entraînent une répression.
Dans ces quartiers pauvres, les policiers pratiquaient des fouilles et des arrestations, comme lorsqu’ils recherchaient Hamid Serradj soupçonné d’être un agitateur, lui qui était respecté par ses voisins parce qu’il savait lire.
« La police opérait dans le quartier pour mille raisons : des jeunes gens et des hommes mûrs furent emmenés ainsi, qu’on ne revit plus. »
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Beaucoup n’imaginaient pas avoir les moyens de s’opposer un jour aux Français. Certains avaient pourtant conscience que les règles du jeu étaient faussées, tel le vieux Ben Sari :
« Ce qu’ils appellent la justice n’est que leur justice. Elle est faite uniquement pour les protéger, pour garantir leur pouvoir sur nous, pour nous réduire et nous mater. Aux yeux d’une telle justice, je suis toujours coupable. Elle m’a condamné avant même que je sois né. »
Les femmes, élément central du roman
Avoir une fille dans une famille n’était pas toujours une bonne nouvelle :
« Une fille ne compte pour rien. On la nourrit. Quand elle devient pubère, il faut la surveiller de près. Elle est pire qu’un aspic, à cet âge-là. Elle vous fait des bêtises dès que vous tournez le dos. Ensuite il faut se saigner les veines pour lui constituer un trousseau, avant de s’en débarrasser. »
Pourtant, paradoxalement, dans ce roman, les femmes occupent une place centrale. Aïni, le pivot de la famille, Aouicha, Mériem, Zina, Fatima, Attyka, Zhor … et la mama.
On constate tout au long du récit que les femmes supportent le système et jouent un rôle fondamental dans la société.
Parfois émergent quelques rares moments de douceur, comme lorsqu’un cousin offre à la famille un panier rempli de victuailles, ce qui représentait un cadeau précieux. Et cela contribue à modifier les rapports entre les personnes qui deviennent plus détendues, plus gentilles. On découvre aussi une lueur d’espoir, Aïni envisage un avenir meilleur en se lançant dans un commerce, prouvant ainsi sa résilience et son courage.
On entend la rumeur de la guerre mondiale qui approche et qui sera suivie par la guerre d’indépendance.
Si je peux me permettre un avis personnel, je peux dire que « La grande maison » de Mohammed Dib n’est pas une fiction.
Ce livre décrit une réalité qui a existé. Il me ramène à mon enfance. Mes grands-parents habitaient à Oran, à la frontière entre un quartier français et un quartier musulman. Leur modeste maison était mitoyenne avec une autre telle que celle d’Aïni. Et c’est avec une profonde émotion que j’ai revu dans cette description de Mohammed Dib ce que j’avais vu alors.
Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Algérie coloniale doivent lire ce livre. Surtout ceux qui pensent que la colonisation avait des effets bénéfiques pour les Algériens.
Ils comprendront que, dans cette période, les gens ne vivaient pas, ils survivaient seulement et avec de grandes difficultés. Et ceux, qui se demandent encore pourquoi ils ont voulu se libérer du joug colonial, ceux-là trouveront la réponse dans ce livre émouvant, bouleversant, qui interroge nos convictions les plus profondes.
Robert Mazziotta