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L’anthropologue Tassadit Yacine à Diasporadz : « Grâce au Printemps, l’amazighité a beaucoup avancé en Afrique du Nord »

Tassadit Yacine

L'anthropologue Tassadit Yacine. Photo Diasporadz

L’anthropologue Tassadit Yacine parle, dans cet entretien à Diasporadz, du Printemps amazigh d’avril 1980 dans sa dimension historique. Elle nous parle aussi de Mouloud Mammeri et de son rôle dans la prise de conscience berbère, en ce 35e anniversaire de sa mort tragique survenue le 26 février 1989.

BIO EXPRESS

Tassadit Yacine-Titouh naît le 14 novembre 1949 au village Ath Sidi-Braham, dans la commune de Boudjellil, en Kabylie (Algérie). Elle étudie la langue et la littérature espagnole à l’université d’Alger2 et obtient son diplôme en 1980.

Elle s’installe à Paris en 1987, pour poursuivre ses études. En 1992, elle obtient un doctorat en Anthropologie de l’Université Paris-Sorbonne. Elle devient par la suite, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France jusqu’à sa retraite.

Le 10 février 2023, Tassadit Yacine devient membre de l’Académie ambrosienne de Milan qui vise à promouvoir les échanges interculturels. Elle dirige également la revue d’études berbères Awal (« La parole ») fondée en 1985 à Paris avec l’anthropologue algérien Mouloud Mammeri et le soutien du sociologue Pierre Bourdieu.

Tassadit Yacine est l’auteure de plusieurs ouvrages, notamment « Chacal ou la ruse des dominés » et « Si tu m’aimes, guéris-moi »

Propos recueillis par Syphax A. M.

Diasporadz : Le Printemps berbère a pour origine l’interdiction de la conférence sur « Les Poèmes kabyles anciens » de l’écrivain Mouloud Mammeri. En mars et avril 1980, la Kabylie est sortie dans la rue pour réclamer la reconnaissance de l’identité et de la langue berbère. À votre avis, existe-t-il d’autres causes ?

Tassadit Yacine : En effet, l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri n’est que la goutte qui a fait déborder le vase. En 1980, il y avait en fait une série de persécutions, brimades, de marginalisations qui se sont accumulées depuis l’Indépendance. Il faut souligner la grande misère dès le lendemain de l’indépendance. Les Kabyles (et d’autres régions, les campagnes surtout) ont connu la faim.

Cette région très impliquée dans la guerre a subi de lourdes pertes en vies humaines et en biens, tels que des animaux, des oliviers et des arbres fruitiers. Elle a toutefois pu survivre grâce à l’aide humanitaire fournie par des pays comme : Cuba, ceux de l’Est et les pays scandinaves. Les conflits liés au pouvoir en 1962 ont également eu des conséquences dramatiques pour les populations locales, qui ont été victimes de représailles en raison de leur affiliation au FFS, entre autres.

Il faut signaler la grande tension qui a marqué les années 1970 sous Boumediene. L’interdiction de la langue berbère et de sa représentation graphique. L’alphabet berbère était perçu comme une provocation et un signe d’opposition au pouvoir ainsi qu’à tous ses emblèmes.

L’arabe, quant à lui, était doté d’une forte représentation symbolique. Parler l’arabe est en soi un acte patriotique, une adhésion totale et capitale aux choix politiques. Il fallait construire une nation révolutionnaire avec des hommes révolutionnaires. Ceux qui n’adhéraient pas aux nouveaux schèmes de vision se retrouvaient exclus, hors-jeu.

Nous fêtons le 43e anniversaire du Printemps berbère. Peut-on dire que Tamazight en tant que langue et culture vit elle aussi un printemps en Algérie ?

Je ne sais pas. C’est peut-être possible et si c’est le cas je m’en réjouirais. Mais hélas, cela peut être une célébration « formelle », c’est-à-dire que l’on peut s’attacher à un rituel, à une date comme souvenir vide de son sens, c’est ce qu’on appelle une coquille vide, sans effet sur la réalité sociale.

Pire encore, on peut agir de telle façon que les concernés eux-mêmes se détachent de ce qu’ils ont revendiqué, comme le refus de fréquenter les écoles autorisées à enseigner de manière facultative l’amazigh. Cela rappelle l’arabisation bâclée des premières années de l’indépendance qui a fait fuir les élèves au lieu de les attirer.

Au-delà de la langue, il y a une attitude plus pernicieuse de l’idéologie dominante en Algérie, à l’égard de l’histoire des Berbères. Certains historiens considéraient simplement que l’histoire des Berbères était terminée car elle avait été assimilée dans la civilisation arabo-musulmane.

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Cette idéologie qui a considéré que l’histoire des Amazighs est révolue et dissoute dans la civilisation arabo-musulmane a voulu supprimer la référence aux Massyles et Massaessyles, Juba et Tacfarinas.

Le Printemps berbère passe, en toute évidence, par la reconquête de l’histoire ancienne et récente, afin de permettre de construire un imaginaire sur un récit réactualisé. L’histoire permet une meilleure perception de soi.

La revendication berbère réclame essentiellement la reconnaissance de l’identité et de la langue berbère et a été portée par deux grands mouvements populaires : avril 1980 et avril 2001. Que reste-t-il de l’héritage de ces événements et quelle est la signification de la commémoration du Printemps berbère aujourd’hui ?

C’est très complexe. Grâce au Printemps, l’amazighité a beaucoup avancé en Afrique du Nord. Elle n’est plus un sujet tabou comme autrefois et elle a acquis une place relativement importante dans la société par rapport aux années 1970.

Des acquis ont été réalisés, tels que l’officialisation de Tamazight, la reconnaissance de Yennayer, l’ouverture de départements universitaires, d’un centre de recherche à Béjaïa et d’une Académie.

Mouloud Mammeri est devenu un symbole national, mais la langue amazighe n’a pas encore acquis un statut de langue à part entière dans la pratique et dans les structures de l’État. Elle est toujours « secondarisée » et confrontée à de nombreuses difficultés que traverse le pays, notamment dans les domaines de la culture, de l’enseignement et de la recherche.

Avril 1980 aurait pu constituer une véritable révolution culturelle (et politique) nationale si tous les Algériens avaient suivi. Les revendications de 1980 les concernaient au premier chef.

En revanche, en 2001, les événements en question ne concernaient que la Kabylie : cela a été un moment de véritable provocation. Rien ne justifie de tirer à balles réelles sur des jeunes !

La réaction a été immédiate et a gagné toute la Kabylie, qui s’est sentie menacée dans son existence. Le fait que les différents pouvoirs aient fait la sourde oreille à une contestation populaire légitime a sans aucun doute été à l’origine d’une radicalisation évidente.

Quelles sont les références aujourd’hui pour les intellectuels concernant le Printemps berbère d’avril 1980 ?

De quels intellectuels parlez-vous ? Les anciens vieillissent ou disparaissent, tandis que les jeunes ont du mal à s’imposer et à faire valoir leur vision du monde. Ils font face à de nombreuses difficultés sociales, matérielles et psychologiques, et beaucoup d’entre eux sont désespérés au point de tenter de traverser clandestinement la mer.

La relève est difficile à assurer, car les jeunes ne sont pas suffisamment encadrés. L’université algérienne décline, et la recherche amazighe qui s’y déroule ne peut échapper à la crise et au manque d’élites.

Vous qui avez côtoyé Mouloud Mammeri et enseigné ses travaux, pouvez-vous nous dire comment lui est venue cette prise de conscience ?

Mouloud Mammeri avait compris très tôt l’importance de la langue et de la culture dès son jeune âge. Au Maroc, il ne comprenait pas pourquoi on enseignait toutes les civilisations de la Méditerranée, sauf celle de l’Afrique du Nord, bien que l’on ne pouvait ignorer la guerre de Jugurtha, le grand règne de Massinissa, ni même les figures de Saint Augustin, Saint Cyprien ou encore Apulée, pour ne citer que l’Antiquité.

Cette volonté d’effacer l’histoire par les dominants a commencé là. La colonisation, ayant nié aux Nord-Africains le fait d’avoir été les détenteurs d’une brillante civilisation qui a éclairé l’Europe, a constitué un véritable déclic. Ce déni persiste encore aujourd’hui.

Après, ce fut la Deuxième Guerre mondiale. Mammeri avait découvert que des Amazighs de presque tous les pays d’Afrique du Nord étaient enrôlés par la France contre l’Allemagne et il était surpris que l’on ne les reconnaissait pas sous leur identité lorsqu’ils tombaient sur le champ de bataille. « On nous désignait par des numéros », disaient-ils, « et l’univers culturel de l’Afrique du Nord risquait de disparaître si nous ne faisions rien ». C’est là qu’est née son intérêt pour l’ethnologie, une discipline scientifique qui étudie les peuples et leurs civilisations, mais qui sera mal perçue dans toute l’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc, Libye).

Président d’une association d’écrivains arabes (avant 1962), il avait pris conscience des désastres des politiques menées dans cette région du monde. De nombreux pays africains, notamment ceux considérés comme faisant partie du monde arabe (Egypte, Syrie, Irak), abritent les cultures les plus anciennes de l’humanité (chaldéenne, araméenne, assyrienne, sumérienne, kurde, copte, etc.) riches en diversité culturelle.

Cependant, les régimes arabes ont réduit leur peuple à une unité factice héritée du « colonialisme » occidental. Ironiquement, ces pays ont toujours été connus pour leur tolérance et leur échange culturel, contrairement à l’Europe.

La disparition des cultures ancestrales entraîne inévitablement le rejet de l’autre et l’extinction de l’histoire et de la mémoire, ce qui conduit à l’ignorance et à l’intolérance, préalables à tous les rapports de force, à la domination sociale et culturelle, au totalitarisme et à la discrimination sociale et de genre. C’est ce que Mammeri ne souhaitait pas pour la future Algérie.

Que s’est-il passé ? Pourquoi a-t-on mal perçu le combat de Mammeri ?

On n’a jamais accepté la pensée de cet éveilleur de conscience. Au lieu de l’écouter, on l’a critiqué et combattu, alors qu’on ignorait tout de son parcours et de son œuvre, que l’on résume souvent à « La Colline oubliée« , accusée du délit de kabylité.

Il est vrai que les nationalistes ont perverti son message et sa pensée. La colline du ressourcement est devenue la colline du reniement. Depuis, son combat est réduit à la seule tribu ou région, mais ce n’est pas le cas. Le message est passé sous cette forme auprès des masses ayant un accès limité à la culture.

Si Mammeri a été un défenseur de la future nation dans les moments difficiles, c’était un choix politique à un moment situé et daté, comme en témoignent les documents publiés dans mon livre « La face cachée de Mouloud Mammeri » (Koukou éditions). Culturellement, sa pensée est celle d’un humaniste et d’un universaliste avéré. Politiquement Mammeri était certes un nationaliste algérien mais un anti-colonialiste déterminé à combattre la domination où qu’elle soit.

En raison de son attachement à sa langue maternelle, qui était précisément opprimée, une certaine idéologie l’a qualifié de traître à la nation, oubliant son engagement dans le mouvement national dès 1945, comme l’a rappelé Mostefai.

Pendant la guerre, il a mis sa plume au service du FLN pour dénoncer la torture devant l’ONU, au péril de sa vie. Président des écrivains algériens jusqu’en 1967, il a représenté la culture algérienne dans le monde (URSS, Cuba, Japon).

Beaucoup ignorent qu’il a été professeur de lettres classiques, c’est-à-dire de latin et de grec, avant même de s’intéresser à la langue amazighe algérienne, puis aux langues orales d’Afrique du Nord pendant la guerre.

Des divergences sur le Printemps berbère sont apparues au fil des années, surtout après les événements dramatiques qu’a connus la Kabylie en 2001, et l’avènement de nouveaux acteurs politiques dans la région. Qu’en pensez-vous ? Aujourd’hui est-ce que Mammeri fait l’unanimité ?

Il y a un attachement global et une reconnaissance de son combat pour la langue, mais je ne crois pas qu’il y ait une unanimité. Il n’était pas favorable à l’instrumentalisation de la culture, ni à sa  récupération par certains groupuscules mais c’est pourtant ce qui s’est produit.

Les méthodes du pouvoir politique ont été intériorisées au sein de ce large mouvement qui a connu des divisions incessantes, jusqu’à mener aux radicalisations actuelles. Il est important de se replacer dans le contexte de l’époque, car aujourd’hui, de nouveaux courants émergent sans avoir appris les leçons de l’histoire.

Ils foulent aux pieds un projet culturel qui n’a pas été conçu sous cette forme par la révolution, répétant sans connaissance de cause les propos de Kamel Belkacem ou de Mohammedi Saïd, qui a répondu à la demande de Mammeri d’enseigner le berbère en affirmant : « Mais, monsieur Mammeri, l’enseignement de la langue berbère n’existe pas, c’est une invention des Pères Blancs ».

Les nouveaux négationnistes ne reculent pas devant la destruction de leur propre culture et de leur histoire, en s’appuyant sur l’instrumentalisation du fait colonial. Tout cela pour dire qu’en 1980, Kamel Belkacem a ouvert la voie, et que d’autres ont suivi sans jamais remettre en question leurs actions, comme cela s’est produit dans les années 1950.

Malheureusement, cette situation se reproduit encore aujourd’hui, même parmi les vieux routiers de la recherche, qui accusent Mammeri de faire allégeance à la France, alors que son seul tort est de poursuivre, après 1980, une recherche initiée en 1939 avec son article « La société persiste mais ne résiste pas », et auparavant par transmission orale. Il avait commencé à transcrire les poèmes de Si Mohand dès l’âge de 14 ans.

Comment réagissez-vous à cela ?

Il y a de l’indignation, c’est sûr ! Mais aussi de l’amusement, car même parmi les rangs des islamistes, certains ont pris conscience.

C’est d’autant plus étonnant que ces critiques ont eux-mêmes été formés par les prétendus « colonisateurs ». Comme si la science était enfermée dans un territoire balisé et non accessible au monde entier.

De plus, ces intellectuels amnésiques, égoïstes et égocentriques ne partagent rien avec les jeunes générations de ce qu’ils ont vécu et reçu. À une époque où l’Algérie était la capitale de la culture et des échanges culturels dans tout le « Tiers-Monde », on y enseignait Marx, Engels, Proudhon, Foucault, Derrida, Bourdieu, à côté d’Ibn Khaldoun, Averroès et Ibn Arabi.

Il se trouve que l’histoire a fait en sorte que cela ne soit plus le cas par la suite, ce qui est bien dommage pour les générations actuelles. Je voulais souligner que cette génération de la fin de la guerre et du début de l’indépendance (née après 1945) a été formée par cet enseignement nourri de cette pensée émancipatrice et avant-gardiste que certains bafouent sans aucun esprit critique et sans avoir assuré la transmission de ce capital scientifique et culturel.

Elle se doit d’expliquer aux plus jeunes les raisons de cette déliquescence. Au lieu de cela, non seulement on a dilapidé ce capital, mais on continue à faire des politiques d’arrière-garde en éradiquant le peu de culture qui reste, à partir de Paris.

Est-ce un procès de déstabilisation politique et scientifique visant les chercheurs algériens ou étrangers ? Veut-on fermer le champ afin d’assassiner à huis clos la culture de ce pays ? Je ne saurais le dire.

Il convient de rappeler que Mouloud Mammeri n’a été recruté par aucune université française, contrairement à ceux qui prétendent parler au nom de la recherche sur l’Algérie.

Dernière question : comment réenchanter le monde ?

Il est très difficile de progresser et de créer de manière significative par petits bouts. Il faut plutôt booster le tout. Il ne peut y avoir de développement culturel ou de recherche sans liberté de pensée, de circulation et de démocratie sous toutes ses formes.

Par exemple, comment peut-on envisager un développement culturel sans les femmes ? Elles représentent la moitié du pays, que pouvons-nous faire sans elles ? Peut-on faire sans les Chaouis, les Kabyles, les Mozabites, les Tlemcéniens, les Constantinois, les Touaregs, les Gouraris et autres ? Quel pays d’Afrique du Nord peut prétendre à une richesse ethnosociologique et culturelle comparable à la nôtre ? Aucun. Nous sommes les seuls en Afrique du Nord à laisser tomber en ruines un patrimoine exceptionnel dans le monde.

Peut-on réellement se passer de la diversité culturelle, linguistique, etc. ? Peut-on se couper du monde ? Il est crucial de rassembler tous ces éléments pour construire une Algérie plurielle, inclusive et riche de sa diversité culturelle, linguistique et humaine. C’est seulement là, qu’on pourra dire d’elle qu’elle a construit un rempart contre les dérives de toutes sortes. En disant cela, nous restons fidèles au combat universel de Mouloud Mammeri.

S. A. M.

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