Après « La grande maison » et « L’incendie », Mohammed Dib publie en 1957 « Le métier à tisser » qui complète sa trilogie sur l’Algérie.
L’action se déroule en 1940, les temps sont durs. La misère est aggravée par la guerre mondiale. Omar, le personnage dont on suit le destin depuis le début de la trilogie, a grandi. Il est maintenant un adolescent. Pour aider sa famille, il a été embauché comme apprenti chez un maitre tisserand, Mahi Bouanane. Les conditions de travail sont très dures, cela se passe dans une cave mal aérée, dans un espace réduit. Les ouvriers sont mal payés, le patron préfère dépenser l’argent dans des lieux de luxure. Cela crée une tension entre eux, avec parfois des disputes qui éclatent. Pourtant ils acceptent de subir leur sort, ils sont arrivés à un tel état de désespoir, qu’ils n’ont plus l’envie ou la force de réagir.
Ils vieillissent prématurément, ils meurent jeunes. Ils parlent de la mort avec fatalisme et même, on à l’impression que pour certains d’entre eux, elle est perçue comme une délivrance.
Ocacha : « Nous marchons pieds nus …, l’air mécontent, nos haillons cachent à peine notre misère. Et dans notre ventre comme dans notre tête, il n’y a que des miettes et de la crasse. »
Les conditions difficiles tendent les relations entre les gens, en particulier les rapports entre les hommes et les femmes sont durs. Celles-ci restent sous le poids de traditions qui les maintiennent dans un état de soumission ; ainsi la mère de Zhor ne soutient pas sa fille alors que cette dernière se sépare de son mari qui la maltraitait : « Quand l’une de nous est battue dans un coin, elle se réfugie dans un autre, mais reste chez elle. »
En fait, les ouvriers sont soumis à une double pression. D’abord celle des autorités françaises, toujours à l’affût pour pouvoir tuer les revendications dans l’œuf. Ensuite, celle des patrons, certains étant musulmans comme eux, qui n’hésitent pas à les exploiter honteusement, allant jusqu’à à collaborer avec la police pour garder leur pouvoir sur leurs employés.
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Dans l’atelier, la situation est difficile, mais elle l’est encore plus dehors. La misère a créé des hordes de sans-abri, qui errent dans les rues, n’ayant pour seule ressource que ce que les moins pauvres pouvaient leur donner. Malgré des gestes de solidarité, qui par la force des choses ne peuvent être que limités, il s’agit bel et bien d’une catastrophe humanitaire.
Dans ce contexte, les hommes réagissent différemment. Certains sont résignés, sans aucun espoir. Ils supportent tout par fatalisme.
Hamedouch : « N’oublie pas que nos frères ont le don de s’accoutumer à tout, que leurs misères ne les touchent même plus ! »
D’autres sont désespérés, mais ils prennent conscience qu’une action est nécessaire.
Omar : « C’est bien, Hamedouch, tu en tueras un, et même plusieurs. Et après… qu’est-ce que tu feras ? … On y pensera après. Il faut d’abord agir ! … Nous devons être terribles ! Terribles non seulement par notre aspect, mais par notre caractère…. Assez de vivre comme nous avons vécu ! »
Omar mûrit et à la fin du livre, on comprend qu’il sera l’un de ceux qui agiront.
« La grande maison », « L’incendie », « Le métier à tisser » : Mohammed Dib déroule un panorama de la situation du peuple en Algérie pendant la colonisation au début de la Seconde guerre mondiale.
On trouve dans cette trilogie la domination d’une partie de la population sur l’autre, la pauvreté extrême, la faim, les logements insalubres, l’insécurité dans le travail. Toutes ces conditions rendent la vie très difficile et influent sur le comportement des gens. Ils deviennent soumis, désespérés, durs entre eux, quasiment déshumanisés.
Certains, comme Hamedouch, peuvent le verbaliser :« l’humiliation, l’esclavage, la peur nous ont pervertis jusqu’à la moelle. Nous ne ressemblons plus à des hommes. … Mais vous ne faites rien, en attendant, pour vous défendre contre ceux qui vous offensent. Vous vous aplatissez comme des punaises et préférez que d’autres vous défendent. Et le jour de la curée, on vous verra sortir de vos tanières, comme des bêtes qu’attire la charogne. »
Ces romans, réalistes, dressent un tableau noir, déprimant. Pourtant on trouve des signes positifs, comme la solidarité qui s’exerce, par exemple lorsqu’Aïni partage le peu qu’elle a avec ceux qui ont encore moins. Aussi par la prise de conscience par certains du fait que, pour améliorer le sort des gens, il faudra agir.
Il me semble que, pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Algérie, cette trilogie présente un intérêt majeur. En particulier dans le cadre du processus de réconciliation, elle permet à ceux qui imaginent que la colonisation était bénéfique, ou à ceux qui se demandent pourquoi les Algériens ont voulu en sortir et qui ont toujours du ressentiment de réaliser que ce n’était plus possible.
La connaissance de la situation amène à réfléchir et peut-être à comprendre les motivations, à reconnaître leur justesse. C’est faire un pas sur le chemin de la réconciliation.
Et, si certains pensent qu’il s’agit de romans et que la réalité était différente, ils pourront lire le témoignage d’Albert Camus dans « Misère de la Kabylie » où l’on retrouve, rapportés par un journaliste, tout ce qu’à raconté Mouloud Feraoun dans « Le fils du pauvre » et ce que Mohammed Dib a dénoncé dans sa trilogie sur l’Algérie.
Lire la trilogie de Mohammed Dib, c’est assurément, pour les Français d’Algérie ou pour leurs descendants, faire un pas sur le chemin de la réconciliation.
Robert Mazziotta