L’historien Benjamin Stora a tenu à rendre hommage à Tassadit Yacine à l’occasion du 44e anniversaire de la création de la revue Awal lors d’une journée d’étude qui s’est déroulée en novembre 2024, à la Maison des Sciences de l’homme, dans la région parisienne.
Outre Benjamin Stora, Mokrane Bouzeghoub (directeur de Recherches au CNRS), l’organisateur et son équipe ont rendu un vibrant hommage à Tassadit Yacine, la directrice de la revue Awal depuis 1989.
Awal (la parole, le mot) est née dans le prolongement d’Avril 80, sous le patronage de personnalités éminentes dont Pierre Bourdieu, Clemens Heller (administrateur de la Msh), qui accueillirent Mouloud Mammeri, en retraite administrative, de fonder une revue et un centre de recherche (CERAM) pour combler l’absence de travaux de recherches sur la culture et la langue berbères en Afrique du Nord.
De nombreux intellectuels ont été présents pour célébrer la naissance de la revue et revenir sur les conditions de production de cette publication qui, en 44 ans, a publié les plus grands intellectuels en Afrique du Nord et dans le Monde.
Maurice Aymard a rappelé dans son allocution ces conditions historiques, Cantin Cohen, le président actuel de la FMSH, Georges Morin (président de Coup de soleil), ont insisté sur la nécessité de continuer à produire une publication comme Awal qui, tout en étant consacrée au monde berbère, est en réalité une revue qui pose les problèmes des rapports de domination culturelle et linguistique dans le monde.
Ces intellectuels emblématiques avaient saisi l’importance de la culture et de la recherche dans un pays exsangue, dévasté par la colonisation et la guerre. C’est dans cette entreprise de sauvetage culturel qu’est né le premier numéro de la revue Awal paru en 1985, après une année de réflexion et de conception par sa cheville ouvrière Tassadit Yacine.
L’historien français d’origine algérienne, Benjamin Stora, avait rendu un vibrant hommage à Tassadit Yacine dans lequel il lui témoigne reconnaissance et célèbre ses mérites. Nous publions ci-dessous l’hommage rendu.
Par Benjamin Stora
J’ai connu Tassadit Yacine après « le Printemps berbère » d’avril 1980. J’avais déjà soutenu ma thèse sur la vie de Messali Hadj deux ans auparavant. Et elle m’a fait connaître davantage l’importance de la question berbère dans la longue marche du nationalisme algérien. Son rôle particulier lié à l’immigration et la naissance des premières organisations nationalistes, où les Kabyles, comme Imache Amar ou Radjef Belkacem ont joué un si grand rôle dans le lancement de l’Étoile nord-africaine ; les discussions incessantes qui ont secoué la principale organisation politique, le PPA-MTLD, avec ce que l’on a appelé « la crise berbériste » en 1948-1949, aboutissant à l’exclusion de plusieurs cadres du mouvement ; et puis, l’importance des grandes figures de la révolution algérienne, comme Krim Belkacem ou Hocine Aït Ahmed.
Avec la revue Awal, Tassadit m’a aussi fait découvrir la beauté et la richesse de la langue berbère, son enracinement dans une histoire millénaire, sa capacité à résister à toute forme, à toute promesse d’assimilation culturelle qui, souvent, entrainent la disparition de l’existence d’une langue, d’une civilisation. Tassadit a patiemment étudié la langue kabyle et les cultures littéraires berbères en particulier. Par ses travaux scientifiques et universitaires, elle a montré la vie des peuples berbères et a publié et traité abondamment dans de nombreuses publications et colloques sur ce sujet. En particulier sur la façon dont la culture et la langue arabes ont « travaillé » dans tous les sens les identités amazighes au cours du XXe siècle. Elle fait désormais autorité sur la façon dont le genre se croise avec l’érosion des identités culturelles dans la culture amazighe. Et, pour ce faire, elle a aussi utilisé un cadre freudien pour l’analyse culturelle.
Nos liens se sont resserrés tout au long des années 1990, ces années terribles, sanglantes, qui ont causé tant de victimes en Algérie. Tassadit a sans cesse discuté avec moi et d’autres chercheurs confrontés aux bouleversements d’une société étudiée, mais aussi avec Monique Gadant, hélas décédée subitement en 1995, sur les meilleurs moyens de préserver, et de trouver, les chemins, des voies de la démocratie éloignés de l’obscurantisme, de l’arbitraire étatique et de la violence terroriste. Nous étions alors peu nombreux à chercher, à emprunter cette direction dans ce moment d’extrême polarisation, où toutes nuances, complexités sont bannies du champ intellectuel. Une période dure et d’une infinie tristesse qui nous a plongés dans le quotidien terrible d’une société usée, fragmentée, mais combative aussi.
Après cette « décennie noire », nous avons participé ensemble à des séminaires sur l’Algérie, à des colloques dont un très important organisé par Tassadit sur l’Insurrection de 1871, en 2015 (à l’initiative du TRB, la Mairie de Béjaïa et l’association Bruit des mots). Moment intense de débats et d’échanges scientifiques dans un climat de totale liberté ayant culminé avec les « Trois exils » une pièce de théâtre, à partir de mon livre les « Les Trois exils. Juifs d’Algérie ». Ces retrouvailles intellectuelles et humaines avec le pays profond (auparavant j’étais à l’Université de Sétif pour le 8 mai), m’ont permis de visiter des lieux dont je ne soupçonnais pas encore l’existence. Notre colloque s’est achevé sur une visite des cimetières de la vielle ville, en compagnie du maire. J’ai eu la très grande surprise de découvrir de magnifiques cimetières, tout blancs exposés à la douce lumière de la Méditerranée dont le cimetière juif, très bien entretenus qui témoignaient de leur histoire lointaine, mais aussi celle plus récente du XIXe siècle : les « religieux » et les laïcs.
Et nous avons continué à travailler ensemble sur des sujets liés à l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie au Musée de l’immigration et notamment dans une commission mise en place au lendemain de mon rapport remis au Président de la République en janvier 2021. Là aussi, encore, les discussions ont été riches, stimulantes sur les recherches de passerelles, de ponts à trouver pour la réconciliation entre les sociétés. Pour essayer de sortir des lourds silences et des vains regards qui éloignent les individus et les peuples.
Tassadit et moi appartenons à cette génération qui s’amenuise, qui a connu le temps colonial, puis celui de l’après-guerre et de l’indépendance. À nous de transmettre nos écrits et les expériences de nos vies pour les générations qui arrivent et demandent à savoir.