Samir Larabi revient dans cette étude sur la dynamique sociale du mouvement populaire durant le Printemps noir de 2001 et retrace l’évolution de la contestation sociale et politique du stade de l’émeute à celui de l’organisation en comité de lutte. Contribution
Les événements de Kabylie en 2001, ou ce qui est appelé communément le Printemps Noir, représentent l’un des événements politiques les plus importants dans le répertoire des luttes et contestations sociales de l’Algérie indépendante.
Des émeutes embrasent, en un laps de temps record, toute la région de la Kabylie. En un mois, l’émeute ou le mouvement « insurrectionnel » porté par la jeunesse en colère fait un saut qualitatif en se transformant en dynamique de construction d’un large mouvement social, autour d’une coordination inter-wilayas (inter-départements).
Cet élan d’auto-organisation massive représente un fait inédit dans l’histoire des contestations sociales de l’Algérie indépendante, d’autant plus qu’à la même époque, les émeutes touchaient quelque 43 wilayas (départements) au niveau national.
L’assassinat du jeune lycéen Guermah Massinissa le 19 avril 2001 dans la brigade de gendarmerie de Béni Douala (Tizi Ouzou) et l’interpellation des trois collégiens d’Amizour (Bejaïa) ont été les éléments détonateurs de violentes émeutes. Ce qui aurait pu être de simples bavures policières ou des faits divers a été la goute qui a fait déborder le vase et qui a embrasé toute la région de la Kabylie dans un laps de temps record. Les affrontements entre les émeutiers et les forces de police et de gendarmerie se sont soldés par l’assassinat de 126 personnes, des milliers de blessés et des dégâts matériels considérables.
Les cibles des émeutiers, essentiellement des jeunes, étaient les brigades de gendarmerie, les commissariats de police, la justice, les sièges d’APC, les sièges de partis politiques (y compris ceux appartenant à la mouvance dite démocratique comme le FFS et le RCD), les recettes des impôts, les agences de Sonelgaz, les bureaux de poste, etc.
Tout ce qui symbolise l’État considéré comme «injuste». Les revendications immédiates des jeunes émeutiers ont été : le départ de la gendarmerie, le jugement des ordonnateurs et des commanditaires des assassinats et la dénonciation de la «Hogra», qui signifie le mépris et l’exclusion.
Si les émeutiers se sont focalisés sur les brigades de gendarmeries, «ces derniers étaient chargés de bien d’autres accusations que l’abus de pouvoir : implication dans le trafic de drogue et atteinte à l’«honneur des villageois» qui, souvent, perçoivent leur présence comme une intrusion injustifiée dans l’intimité communautaire ».
Une génération marquée par la lutte identitaire
Les mots d’ordres des insurgés étaient « Halte à la répression » et « Le départ du régime ». Cette révolte très violente a été menée par des jeunes dont la tranche d’âge est en majorité entre 14 et 25 ans. Cette jeunesse appartient à une génération qui a grandi dans un contexte marqué essentiellement par la lutte identitaire berbère, la violence terroriste et le poids brutal des ajustements structurels. La violence des slogans et des actions traduit un radicalisme virulent qu’illustrent les mots d’ordre suivants : « Pouvoir assassin », « Ulach Smah Ulach » (pas de pardon), « Tirez ! Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ».
« Cette frange de la société fait irruption dans l’espace public, en bousculant tous les cadres, pour y prendre place et se faire entendre de tout le monde». Les jeunes émeutiers ne reconnaissent aucune autorité, ni parentale, ni les notables locaux et ni celle des partis traditionnels. Un phénomène pas nouveau ; «Les émeutes qui ont suivi l’assassinat du chantre de la chanson kabyle Matoub Lounès ont démontré que le fossé entre la population et les structures politiques qui dominent la vie politique en Kabylie reste béant». Ce divorce s’est doublé, durant la décennie 90, du discrédit des élites politiques traditionnelles appartenant au FFS et au RCD.
«L’assimilation des anciennes élites kabyles s’est opérée à travers l’intégration au jeu politique au niveau central, mais aussi à travers l’intégration, par la bourgeoisie nationale, d’une bourgeoisie kabyle énergique. Pendant que l’élu ou le dirigeant du FFS et du RCD s’intégrait à la vie algéroise, une nouvelle élite se formait. Elle est plus jeune, et son enracinement local est plus prononcé», fait remarquer le sociologue Abdelnasser Djabi.
Emeute et auto-organisation
Devant la généralisation et la violence des affrontements et de la répression et l’assassinat de dizaines de jeunes, des initiatives et des appels à l’auto-organisation ont vu le jour pour tenter d’organiser la révolte juvénile. C’est à dire «organiser la violence et lui donner un prolongement organisationnel et politique».
À Béjaia, c’était autour de «la communauté universitaire et la société civile» que se sont regroupés plusieurs syndicats de la Fonction publique, tels que le CNES, SETE Béjaïa (UGTA), SNAPAP, et un certain nombre d’associations et de comités étudiants.
Cette nouvelle structure a pris en charge l’encadrement de la dynamique de contestation sociale. Plus tard elle prendra comme sigle le Comité Populaire de la Wilaya de Béjaïa (CPWB) et s’élargira aux représentants des communes.
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À Tizi Ouzou, les populations, après la mise en échec de la tentative d’organisation de l’université, le processus s’est fait autour des représentants des quartiers et villages de la wilaya. Les structures locales choisiront comme sigle Coordination des Aarchs, Daïras et Communes de TIZI Ouzou (CADC). Dans d’autres wilayas, les citoyens s’organisent en comités de villages et de quartiers.
Il convient de noter que «le terme de ‘arch n’apparaît à aucun niveau dans les noms des Coordinations de Béjaïa, de Bouïra, de Bord Bou-Arréridj ou de Sétif. L’usage répandu du terme ‘arch pour décrire l’ensemble du mouvement de contestation constitue sans doute une vaste mystification».
Au sein même de la coordination de Tizi Ouzou (CADC), seulement trois coordinations locales ont choisi de s’appeler Aarchs, elles sont dirigées par des militants partisans (FFS-RCD) et ex-MCB élus en AG ou désignés par consensus. Mais ce sont des comités de lutte, pas tajmaat traditionnelle.
En réalité, la politique coloniale de peuplement, l’immigration et le mouvement national «ont réussi à déstructurer les structures sociales et économiques traditionnelles. Les générations actuelles de la région de Kabylie ne réfléchissent pas en terme de Aarchs ». La politique d’industrialisation prônée par l’État indépendant a accéléré ce processus.
«L’attraction vers les pôles industriels des populations rurales approfondit le relâchement des liens communautaires ». Au-delà des pesanteurs culturelles qui peuvent exister, dans le cas du mouvement populaire de Kabylie en 2001, nous avons affaire à un mouvement social moderne. Il est loin d’être la résurrection des structures traditionnelles.
Cet élan d’auto-organisation a touché l’ensemble des wilayas «kabyles» (du Centre), comme Brouira, Boumerdès, Bordj Bou-Arréridj et Sétif. Au niveau de la Capitale, c’est le Collectif des Comités Autonomes des Universités d’Alger (CCA) qui sera le fer de lance de la contestation.
Cette dynamique de structuration a été couronnée par la création de la Coordination inter-wilayas et la rédaction de plateformes communes portant sur des revendications démocratiques et sociales. Les revendications principales étaient l’officialisation de la langue amazighe, le départ de la gendarmerie, un plan socio-économique pour la Kabylie et une allocation chômage à 50% du SMIG pour tout demandeur d’emploi. Une coordination qui a réussi à mobiliser des millions de personnes pour la satisfaction de ces revendications, comme c’est le cas lors de la marche historique du 14 juin 2001 à Alger.
Dans le sillage de cette expérience, les comités locaux constituaient des organes de contre-pouvoir et atteignent le stade embryonnaire d’une dualité de pouvoir. La lutte a réduit la présence de l’État à son bras armé. Les comités locaux contrôlaient la circulation, la sécurité, la récupération des objets volés, et même le règlement de certains conflits. Une partie de la population les reconnaît comme le «nouveau pouvoir».
Interclassiste, ce mouvement populaire a pu mobiliser autour de ses structures et actions toutes les couches sociales : travailleurs (industrie et Fonction publique), chômeurs, étudiants, commerçants, fonctions libérales, etc. Ces couches-là ne se sont pas organisées et n’adhèrent pas sur la base de leurs identités professionnelles ou de classe, elles se diluent dans la masse. Elles adhèrent plutôt sur la base d’appartenance spatiale en mettant de côté leurs propres revendications « spécifiques ».
Quant à la bourgeoisie locale, c’est le double jeu. Elle participe partiellement au financement du mouvement sans couper le cordon ombilical avec le régime (elle ne met pas ses œufs dans le même panier). Elle ne prend pas de tache dans la construction du mouvement mais elle arrive à sauvegarder ses intérêts (selon certain témoignages, des patrons locaux incitent leurs enfants à participer aux émeutes pou se refaire une virginité et éviter que leurs biens ne soient la cible des émeutiers en colère).
Les limites des structures de représentation
Certes, la jeunesse exclue et précarisée était le fer de lance de la contestation, mais le processus de structuration était l’œuvre d’anciens militants du MCB (Mouvement culturel berbère), de syndicalistes, de militants associatifs et de cadres moyens de partis politiques démocratiques et d’extrême gauche.
Les structures du mouvement étaient animées essentiellement par cette génération postindépendance qui a bénéficié de la scolarisation massive, qui appartient à cette classe moyenne précarisée et en crise et dont la majorité travaille dans le secteur de la Fonction publique.
Quant aux jeunes émeutiers, même s’ils exerçaient une grande pression sur les structures, ils sont absents dans les centres de décision, soit au niveau local ou national. En l’absence d’expériences politiques et organisationnelles, la jeunesse révoltée n’a pas pu peser dans les rapports de forces internes au mouvement.
C’est aussi le cas des femmes et d’autres corporations socioprofessionnelles qui ont été exclues de la dynamique de construction et de gestion du mouvement. Chose qui a contribué pas seulement à le décrédibiliser, mais aussi à se priver d’un capital politique considérable et de relais organisés pour se construire au niveau local et national.
La crise du mouvement citoyen ne se résume pas seulement à la répression dans la mesure où il a vécu plusieurs scissions. La crise s’explique aussi par l’exclusion des syndicats combatifs, des coordinations estudiantines et par l’autarcie politique du mouvement vis à vis des luttes syndicales et populaires qu’a connues le pays dans la même période.
Bureaucratisée en cours de route, la direction du mouvement n’a pas fourni les efforts nécessaires pour faire jonction avec les mouvements de contestation et élaborer un projet alternatif au régime. Une somme de contradictions politiques, de limites organisationnelles et structurelles ont porté le mouvement droit dans l’impasse.
« Se posant en tutelle politique et morale des Kabyles, s’interdisant tout débat ouvert sur la société autrement que sur le ton de la messe dite sur un texte scellé et non négociable, le gros de la structure de “commandement” tend à fonctionner de façon très proche du sectarisme. Enferrés dans l’affrontement et l’émeute tout au long des années 2001 et 2002, les comités finissent par se trouver coupés de la population fatiguée par un combat sans fin et sans perspective.
C’est une dérive groupusculaire qui pointe dès la fin du moment fondateur et qui se confirme chemin faisant», souligne le sociologue Mohamed Brahim Salhi. Quant au régime, «il ne manque pas d’utiliser l’échec de la contestation sociale pour continuer sa politique anti-démocratique et anti-sociale». C’est l’échec recommencé et un autre printemps de raté.
Larabi Samir
Algérie, Evénement de Kabylie de 2001 : De l’émeute à l’auto-organisation. In La Révolution improbable. Etude des dynamiques protestataires et révolutionnaires dans le monde arabe. Année 2015. Université Mohammed V de Rabat, Faculté des sciences de l’éducation. pp 73-78.