jeudi, 21 novembre 2024
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Printemps noir, « l’insurrection sans armes de la Kabylie »

Nous reproduisons ci-dessous « L’insurrection sans armes de la Kabylie », une analyse du Printemps noir de Salhi Chawki, ancien porte-parole du Parti socialiste des travailleurs (PST), publiée dans la revue Inprecor n° 459-460, juin-juillet 2001.

Depuis maintenant deux mois la région kabyle est en insurrection et des révoltes éclatent ces derniers jours à travers une dizaine de villes de l’Est du pays, notamment dans les métropoles d’Annaba et Constantine. Dans une Algérie assommée par les sommets de barbarie vécus durant les années sanglantes d’une guerre déroutante, accablée par le programme de démantèlement économique exigé par le FMI au nom des créanciers impérialistes, le désespoir était partout.

La révolte kabyle démarre autour de deux incidents tout à fait ordinaires sous l’état d’urgence dans un pays qui compte ses morts par dizaines de milliers et ses disparus par milliers : fin avril, un jeune lycéen, Massinissa Guermah, arrêté par hasard, meurt dans la gendarmerie de Beni Douala (près de Tizi Ouzou), au même moment, les gendarmes d’Amizour (près de Béjaïa) enlèvent en pleine classe trois jeunes et malmènent le professeur qui s’oppose à la violation de l’établissement [1]. Mais cette fois-ci, dans une région kabyle frondeuse, épargnée par la vague islamiste, et qui, dans son flanc bédjaoui, n’a pratiquement connu ni la guerre ni l’abattement de l’après-guerre, la riposte de la jeunesse est d’une radicalité inouïe.

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Comme une traînée de poudre, la révolte s’étend à toute la région kabyle, sur sept wilayas (départements), criant la haine de la hogra (algérianisme signifiant arbitraire et mépris), clamant le refus de la misère et dénonçant le pouvoir assassin. La revendication de la reconnaissance de la langue Tamazight est toujours présente mais les mots d’ordre sociaux sont en avant contrairement à l’explosion fortement identitaire de juin 1998, au moment de la mort de Matoub.

Les jeunes révoltés s’en prennent à tous les édifices publics, à tous les symboles de l’État central comme aux notables suspects de corruption. Mais ils s’attaquent aussi aux représentations des partis Front des forces socialistes (FFS), Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) comme à celles du très officiel Front de libération nationale (FLN) condamnant leur gestion municipale scabreuse, leur appartenance au consensus libéral et leur pratique politique bourgeoise. La destruction de la villa du maire de Tazmalt, que toute la population accuse d’avoir en 1998 assassiné un jeune manifestant, le saccage de la maison de son secrétaire général, où l’on découvre un véritable dépôt de télévisions, de frigos… les corrompus ont été nombreux à subir la colère populaire.

La jeunesse assiège à mains nues les locaux des brigades de gendarmeries, incendie les logements de gendarmes, épuise les renforts de police anti-émeutes, malgré les tirs à balles réelles.

Au bout de 40 jours, on annonce soixante morts et des centaines de blessés par balles. Le pouvoir annonce même près de trois mille blessés, en majorité parmi ses propres troupes. Les médecins témoignent que la plupart des tirs sont faits dans le dos des victimes et que les snipers tirent pour tuer.

Les gradés de la gendarmerie avouent à la télé que les dispositifs répressifs n’ont été opérationnels que durant la première semaine, se contentant par la suite de protéger leurs casernements, leurs logements et leurs familles de la colère populaire. Un responsable policier annonce que les effectifs massivement remplacés sont démoralisés. Les camarades rapportent des témoignages de désertion ou d’automutilation pour pouvoir fuir les combats.

Une révolte contre la misère et l’oppression politique

Avec 50 % de la population en dessous du seuil de pauvreté, 30 % de chômage, un édifice économique en cours d’effondrement, une privatisation en vue pour les rares secteurs juteux (pétrole, téléphone) la politique libérale imposée par les créanciers de l’Algérie a conduit la jeunesse au désespoir pendant que l’abattement gagne la classe ouvrière en attente de compression d’effectifs, les licenciements se comptent par centaines de milliers, les retraités sont menacés de non versement de leur pension insuffisante. Pour gérer cette agression inouïe contre le peuple algérien, pour conduire ce processus qui restitue à l’impérialisme les hydrocarbures, l’électricité, l’industrie mécanique, l’aéroport d’Alger et la gestion des palaces, il fallait un pouvoir malléable, rendu incapable de défendre des intérêts locaux contre la recolonisation. Mais ce pouvoir devait être capable d’abattre une main de fer sur une population de tradition populiste afin de la soumettre aux nouvelles normes de l’exploitation capitaliste.

Porté en début de règne par un immense espoir populaire autour de sa promesse de retour à « l’âge d’or » des années 1970, celui de la dictature populiste de Boumediene, le président Bouteflika avait les moyens politiques d’imposer ce tournant brutal au peuple. C’est pourquoi Européens et Américains le soutiennent. Les Algériens avaient, dans l’ensemble, consenti à sa concorde nationale et à l’amnistie des criminels de guerre islamistes.

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La Kabylie n’avait pas bronché en septembre 1999 quand il avait osé dire à Tizi Ouzou que jamais la langue Tamazight ne serait officielle. La reconduction du personnel politique honni n’avait pas plus empêché l’attentisme que l’autoritarisme agressif de Bouteflika qui éconduisait ceux qui osaient exprimer leur détresse sociale dans ses meetings.

Mégalomane, il avait interdit aux partis politiques l’accès à la télévision qu’il réservait à sa propre expression. Les dirigeants d’entreprises publiques et les responsables administratifs étaient sur la sellette, réduits à la défensive, les manifestations et les grèves étaient sous la menace de ses déploiements policiers et la hiérarchie militaire dont il suggérait publiquement la corruption était sommée de se tenir à l’écart de son pouvoir absolu. Rêvant de modifier la Constitution pour augmenter son pouvoir, sans bien savoir comment d’ailleurs, il s’efforçait de tout concentrer entre ses mains.

Velléitaire, Bouteflika nous a, durant deux ans, repu de déclamations savantes et inutiles, il a parcouru le monde pour solliciter des investissements massifs improbables dans un pays où pourtant « tout est à vendre » selon le propos du ministre Temmar, alors en charge de l’économie. Disposant de tous les pouvoirs, le président ne savait qu’en faire, glissant d’un discours pseudo-populiste hostile aux ultra-libéraux à une version libérale dure sans que ses propos changent grand chose à une économie en plein marasme contrainte à l’immobilisme.

Alors que l’évolution des cours du pétrole doublait les recettes de l’État, les conditions sociales ne cessaient de se détériorer et la société menacée de s’effondrer. Alors que le discrédit des partis représentatifs affaiblissait ses institutions, la chape de plomb des interdits imposés à l’expression populaire fermait la page de l’ouverture « démocratoïde » conquise par l’explosion populaire du 5 octobre 1988. Le régime s’est privé de soupape de sécurité.

Des émeutes à l’organisation populaire

Dés les premiers jours, dans la région de Béjaïa, le syndicat des travailleurs de l’éducation s’efforce d’organiser la protestation et appelle à une manifestation le 28 avril à Amizour. La répression immédiate conduit à des affrontements violents. La tentative du FFS, le principal parti kabyle, d’organiser un meeting à Béjaïa tourne court, car les jeunes lapident les orateurs, la tentative de marche initiée par ses militants est dispersée par l’immense cortège des jeunes révoltés. Partout, à travers la Kabylie, se remettent en place les comités de village qui multiplient les initiatives, marches, veillées aux bougies, délégations auprès des autorités.

Mais c’est à Bejaïa, la métropole économique, et dans la vallée de la Soummam, plus urbanisée que la haute Kabylie, dans cette région de vieille tradition du Parti Socialiste des Travailleurs (PST) dans les mouvements sociaux, que se déroule le processus le plus intéressant. Autour du bastion syndical enseignant se construit une coordination avec des comités de villages, des comités de quartiers, des structures syndicales et un collectif universitaire.

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Au sein des structures de base, initiées par des militants le plus souvent à gauche, on insiste sur l’intégration de jeunes plus représentatifs de la rage populaire. Cette organisation, qui étend progressivement sa représentativité jusqu’aux wilayas limitrophes, poursuit la tradition des comités de village de 1980, celle des mobilisations gigantesques du Mouvement culturel berbère de 1989 à 1993, celle du front contre la misère en 1991. En juillet 1998, les jeunes émeutiers révoltés par l’assassinat de Matoub Lounès s’engouffraient dans le forum des rebelles pour les libertés, dirigé par les leaders actuels du comité populaire de la wilaya de Béjaïa.

Ce comité répète inlassablement ses appels à manifester malgré la répression. Ainsi le 3 mai : « Notre marche a été réprimée dans le sang et stoppée mais demeure notre détermination à imposer le départ des brigades de la gendarmerie de toutes les régions et communes qui le revendiquent, à imposer notre droit de marcher, à avoir un travail et un logement et à faire aboutir le combat amazigh dans toutes ses dimensions. Nous appelons toutes les citoyennes et tous les citoyens à désigner leurs représentants dans tous les quartiers, villages, usines universités, établissements scolaires. Nous appelons à une grève générale, à l’exception des transports, le lundi 7 mai et à venir massivement au meeting populaire » [2].

Lundi 7 mai, après le meeting aperçu sur les télés du monde entier, une immense procession, de dizaines de milliers de personnes, traverse les rues de Béjaïa désertées par la police. Le droit de manifester est reconquis par les Algériens.

Mais ce travail gigantesque est occulté, la manifestation du 3 mai appelée par des syndicats et des comités populaires est décrite comme « des troubles à Béjaïa », celle du 7 mai passe comme un petit événement. Rarement on signalera que les animateurs sont « d’anciens militants d’extrême gauche », sans autre précision. Pourtant certains titres arabophones désignent le PST.

La Coordination des Aarouchs de Tizi Ouzou

À Tizi Ouzou, la capitale symbolique de la résistance kabyle, la jeunesse radicale ne trouve pas dans la génération précédente un personnel militant pétri des traditions politiques de gauche. La structuration est plus tardive, la représentativité est imparfaite, les débats sont moins riches mais la presse et les élites sont tournées vers Tizi, centre historique du mouvement berbère.

Des appels contradictoires à des grèves et à des actions de protestation sèment d’abord la confusion. Puis, une première rencontre à lieu à Beni Douala, pour honorer la mémoire du jeune Moumouh assassiné. Les comités de villages qui se proclament un peu partout décident de se fédérer par tribu (Aarch, pluriel Aarouch), mettent l’accent sur une affirmation plus identitaire que sociale et fondent leur coordination à Illoula autour d’une plate-forme qui ne fait pas autant de place aux préoccupations sociales.

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Renouant avec les rites de l’ancienne structure gentilice [3], ils conçoivent leur action comme une action des sages pour un encadrement du mécontentement. populaire. Les jeunes réussissent, difficilement, à s’y faire accepter et à y faire intégrer les comités de quartier. La marche noire du 14 mai à Tizi Ouzou, immense, établit la représentativité et le rôle dirigeant de la coordination des aarouchs, même si la jeunesse conserve quelque distance avec les organisateurs.

Une marche de 10 000 femmes à Tizi exprime avec éloquence que les temps actuels ont dépassé l’univers patriarcal bâti sur le droit d’aînesse et l’exclusion des femmes. Les femmes de Béjaïa et d’Azazga manifestent également par milliers. Les revendications des manifestants et des comités sont, à Béjaïa comme à Tizi, le départ des gendarmeries et des brigades anti-émeutes, une deuxième session pour le bac, la punition des responsables, la satisfaction des besoins sociaux, et le tamazight comme langue nationale et officielle.

La coordination inter-wilayas et la marche du 14 juin

Ce mouvement d’auto organisation populaire est appuyé par une mobilisation étudiante à Oran (métropole de l’Ouest algérien) et Alger, la capitale qui est aussi la plus grande ville kabyle (juste devant Paris). Symbolique à Oran, bien qu’elle y constitue le noyau dur de l’expression démocratique, la mobilisation étudiante, initiée par une coordination des comités étudiants autonomes, est décisive à Alger.

Rivalisant, le 3 Mai, avec les marches convoquées dans la capitale, par les appareils du FFS et du RCD, les étudiants avaient tenu tête courageusement, le 27 mai, malgré une centaine de blessés, à un dispositif policier impressionnant. Ils étaient dix mille le lendemain, acclamés par la population, à descendre vers le Palais du gouvernement où ils devaient déposer leur plate-forme lue à la télé nationale.

C’était une petite escarmouche au regard du drame sanglant de Kabylie, elle eut néanmoins une importance considérable : Le spectre de l’extension de la révolte à l’Algérois paralyse le pouvoir et réconcilie un peu les jeunes Kabyles avec leur pays qui s’émeut si peu des odieux assassinats.

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Plusieurs comités de quartiers sont mis en place dans l’Algérois. La manifestation de Ain Benian se termine par des affrontements. Une coordination locale prépare la libération du « Club des Pins » (une zone touristique réservée aux dignitaires du régime et interdite aux citoyens ordinaires). Une coordination nationale inter-wilayas se met en place le 7 juin et annonce une marche sur Alger pour le 14 juin.

Les débats sur la plate-forme confirment le déphasage des structures de Tizi avec les préoccupations des jeunes révoltés mais l’unité se fait sur le minimum commun en restreignant les préoccupations démocratiques et surtout sociales. Le principal argument des aarouchs est de ne pas se substituer aux partis politiques. Exit, la liberté de la presse, les droits des femmes, le maintien de la médecine gratuite et de l’école publique, la revendication de l’emploi et du logement comme celle de la levée de l’État d’urgence. Mais cette reculade pour la bonne cause, pour ne pas se couper des structures que s’est donné le mouvement réel, nous offre l’occasion d’une magnifique campagne pédagogique autour de ces mots d’ordre.

La gigantesque manifestation du 14 juin, la plus importante de l’histoire du pays, commence avec cinq heures d’avance pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Son ampleur renvoie les regroupements militants du RCD et du FFS à l’univers des anecdotes.

Le ministre de l’intérieur reconnaît 30 kilomètres de cortège de bus. Et il est vrai que les moyens de transport disponibles constituaient la principale limite. L’insuffisance de la mobilisation algéroise en était une autre car ils n’étaient que quelques dizaines de milliers. Les jeunes venus pour une marche pacifique étaient parfois armés.

Déterminés à monter vers la présidence malgré l’interdiction, ils affrontent après douze kilomètres de marche un barrage policier privé d’armes à feu par précaution pour éviter une hécatombe sous les yeux de la presse internationale et du peuple d’Alger. (Des tirs par balles, à confirmer, auraient eu lieu). Mais alors que les habitants de divers quartiers d’Alger distribuent nourriture et eau, recueillent les blessés, le pouvoir réussit à mobiliser de jeunes pillards parmi les groupes de supporters locaux et joue à opposer les Kabyles et les Algérois.

En fait cette marche d’un million de personnes, triomphe de la capacité de mobilisation de la coordination inter wilayas, finit par des combats violents alors que 95 % des marcheurs ne sont pas encore arrivés. Quel groupe de perturbateurs, quel barrage de police peut donc arrêter un million de personnes ?

La faiblesse de la direction du mouvement, encore en chantier, la remise en cause de la plate-forme qui a paralysé tout l’encadrement la semaine précédant la marche, et surtout l’inexpérience sur le plan de l’organisation du service d’ordre, ont empêché le triomphe. À l’annonce de la répression, les manifestations violentes reprennent partout en Kabylie alors même que les marcheurs n’ont pas quitté Alger.

Cette formidable combativité se fixe l’objectif d’une revanche dans les rues d’Alger pour le 25 juin ou le 5 juillet. Alors que la direction cherche une perspective plus constructive que de faire déferler des centaines de milliers de Kabyles dans les rues d’Alger sans les Algérois et espère plutôt les faire converger avec les révoltés d’Annaba, Constantine, Tarf, Guelma.

La rage des jeunes Kabyles blessés par la déconvenue d’Alger est immense. Après la destruction l’avant-veille à Tizi du local fédéral du FFS, puni pour avoir osé diffamer la coordination, ils s’attaquent à ce qui reste de leur ville abandonnée par la police. La direction du mouvement, aujourd’hui en réunion, saura-t-elle offrir des perspectives à la mesure de l’enjeu ?

Contrôle populaire ou double pouvoir ?

La revendication du départ des gendarmeries et des brigades anti-émeutes n’a pas faibli malgré le renouvellement des effectifs et le cantonnement des gendarmes dans leurs casernements. Depuis plusieurs semaines, des comités négocient des trêves temporaires avec le wali, obtenant le retrait des forces de police pour permettre à la population de dormir une nuit ou deux. Puis le comité de wilaya interpelle les autorités pour généraliser ces dispositions.

À l’occasion des épreuves du bac, les gendarmes sont refusés par le comité de wilaya de Béjaïa et ils sont remplacés par des policiers communaux tolérés. Parce que leur position est intenable, le pouvoir préfère retirer ses flics et gendarmes de la confrontation et jouer le pourrissement.

À Béjaïa, privée de téléphone, on menace de couper l’électricité. Partout des citoyens s’adressent aux comités pour des attributions habituellement dévolues aux gendarmes. Comme ce policier communal qui vient déposer une déclaration de perte devant des militants rigolards expliquant qu’il ne veut pas violer le boycott décrété par le comité…

Mais les comités populaires ne sont pas organisés en contre-pouvoir, certes, leur autorité est immense et s’impose même aux représentants de l’État mais si la question du monopole des armes s’est posée dans les AG autour de la question des gendarmes, le comité ne s’organise pas comme autorité locale ni sur le plan administratif ni sur le plan militaire, évidemment.

Il se conçoit essentiellement comme un comité organisateur de la lutte revendicative même si l’effondrement des institutions étatiques, la soumission des responsables administratifs qui crient « Pouvoir assassin ! » lors de la marche des fonctionnaires, l’allégeance des notables politiques locaux FFS et RCD, ouvre cette possibilité. Certes, il ordonne les boycotts, réquisitionne les véhicules pour marcher, commande toutes sortes de travaux sans payer.

Malgré une légitimité populaire incontestable et la disponibilité inexploitée de la force de frappe turbulente des jeunes radicalisés, les comités, embryons de double pouvoir, sont encore loin de se poser en alternative. L’extension nationale de la révolte, qui n’a pour elle ni la tradition kabyle ni la profondeur, tire aussi vers l’arrière une direction soucieuse de ne pas isoler la région. Pourtant, dans les villes kabyles désertées par la police et abandonnées à la colère des jeunes, un pas qualitatif doit être franchi sous peine d’effondrement du mouvement.

Un pouvoir aux abois, des partis discrédités

Le premier discours du pouvoir est celui de la matraque et des tirs à balles réelles. On ose même le justifier en invoquant l’indisponibilité des balles en caoutchouc. Bouteflika prononce un immense discours économique sans le moindre mot de compassion pour les victimes de la tragédie. Il s’envole vers le Nigeria pour présider une rencontre sur le Sida en Afrique. Mais la détermination de la jeunesse ne se laisse pas réduire et ce mépris la conforte.

La parole est alors donnée à des notables de la région pour appeler au calme pendant que le pouvoir continue d’agresser les manifestants. Badredine Djahnine qui est convié en tant que secrétaire général du syndicat des enseignants leur dira : « le pouvoir est responsable, vous voulez le calme, arrêtez la répression, reconnaissez le Tamazight, donnez du travail, donnez des logements ».

Après douze jours de violences, Bouteflika parle enfin, pratiquement pour ne rien dire. Le pouvoir s’efforce d’éviter l’irréparable, d’empêcher un bain de sang qui engagerait un processus de séparation inéluctable. Mais ses gendarmes continuent de tirer ; « avec des balles normales », dira un responsable soucieux de démentir l’usage de balles explosives.

La contestation continue de s’étendre. En rupture avec le RCD qui quitte enfin le gouvernement, le pouvoir tente de se donner le FFS comme interlocuteur responsable. Malheureusement la marche d’Alger du grand parti kabyle, fortement médiatisée, n’intéresse personne en Kabylie et le report du bac dans les régions affectées que le pouvoir fait mine de concéder au parti d’Aït Ahmed, provoque de nouvelles manifestations : « Non au bac régional ! Pour une deuxième session nationale ! ».

À son quatrième discours Bouteflika découvre enfin la volonté des jeunes kabyles de s’identifier à toute la jeunesse du pays et accorde une deuxième session du bac à tous les Algériens. Échaudé par le recours aux notables locaux puis par le FFS totalement discrédité, Bouteflika annonce alors qu’il ne recherchera plus d’intermédiaires et qu’il négociera avec les intéressés eux-mêmes et il se prépare à établir le contact avec les comités populaires.

C’est aussi le moment où la presse découvre à l’unisson la coordination des aarouchs. Exotisme des occidentaux, référence identitaire et volonté d’occulter le processus bedjaoui démocratique représentatif mais surtout radical et de gauche, tous ont contribué à dissimuler la réalité populaire grandissant du même coup une direction qui se veut conservatrice.

Un nouvel élan pour la gauche

Le 20 mars, la grève générale impressionnante des pétroliers, soutenue par de nombreux secteurs comme les métallurgistes, est portée par la sympathie populaire. Bouteflika décontenancé par l’audace ouvrière se voit contraint de ralentir le train de sa libéralisation et d’envisager quelques mesures de relance.

Un mois plus tard, l’insurrection kabyle commence et bouleverse les données politiques : elle a pratiquement reconquis le droit pour tous de manifester, en dépit de l’État d’urgence. La télé s’est entrouverte alors que Bouteflika l’avait interdite à l’opposition, la police s’est procurée des lances à eau et a été débarrassée des armes à feu, les lycéens de tout le pays ont obtenu une deuxième session du bac, la triplette des ministres ultra-libéraux a été démise ou marginalisée laissant place à des apparatchiks maison Et Bouteflika bredouille même des reproches à ceux qui voulaient tout vendre.

L’espoir est revenu parmi les masses populaires. Bouteflika, incapable de recevoir un million de personnes qui venaient lui remettre pacifiquement leurs revendications, au demeurant fort modestes, se voit déshonoré. Alors que les responsables venaient de faire savoir leur accord pour laisser les marcheurs avancer vers la présidence, une bombe lacrymogène provoque l’embrasement.

Si les organisateurs et le mouvement subissent une déconvenue terrible après un tel effort, Bouteflika et son régime perdent une occasion difficile à retrouver. Leur mise en scène chauvine opposant Kabyles et Algérois est sans effet maintenant que toutes les villes de l’Est connaissent des manifestations sur les mêmes mots d’ordre sociaux et sur la même dénonciation de la Hogra.

Dans les régions arabophones, c’est l’islamisme qui a exprimé la révolte des démunis. Sa défaite, c’est aussi la défaite du peuple. Son impuissance autant que son égarement dans des pratiques barbares ont discrédité avec la révolte islamiste armée, l’islamisme, la lutte armée et même la révolte. Cette démoralisation et ce désarroi ne concernent pas la jeune génération, qui fulmine contre un ordre social injuste et explose à Annaba, Constantine, Guelma, etc.

Mais pour déboucher sur un cadre organisé, l’absence de référence adulte semblable à l’exemple kabyle va peser lourd. Pourtant, la sidérurgie d’Annaba, les complexes mécaniques de Constantine, la tradition minière de Tébessa, l’usine de cycles en perdition de Guelma, ont constitué l’avant-garde de la protestation ouvrière. Le pari est de réaliser la jonction entre la résistance ouvrière, la révolte grandissante des jeunes et le mouvement populaire structuré de Kabylie.

Si la pression populaire ne réussit pas à faire progresser ses propres solutions, elle sera instrumentalisée pour mettre en selle un des scénarios qui se discutent en ce moment avec les protecteurs impérialistes. Ils permettent tous d’avancer vers le démantèlement du secteur public et le pillage, ils programment tous la perte des acquis sociaux d’un droit du travail décrété trop rigide, ils préparent tous une aggravation de la pauvreté pour que les produits d’ici soient compétitifs.

Nous ne les laisserons pas faire.
Juin 2001.

Salhi Chawki

  1. Béjaïa, métropole de 200 000 habitants, débouché de la vallée de la Soummam agricole et industrielle, port pétrolier, zone touristique, disposant de diverses implantations industrielles (huileries, emballage) et d’une tradition urbaine millénaire. Tizi Ouzou, 130 000 habitants, carrefour de communication au centre d’une zone très montagneuse, dispose surtout d’une université importante et active et d’une gare routière qui disperse chaque jour à travers les villages les milliers de travailleurs de sa zone industrielle. ↩︎
  2. Appel de la communauté universitaire et de la société civile, Bgayeth, le 3 mai 2001. ↩︎
  3. Zone montagneuse, à l’est d’Alger, la région de Kabylie a été à travers les âges un refuge contre les occupants. Et c’est parce qu’elle est ainsi qu’elle a conservé plus qu’ailleurs le parler berbère, tamazight. Du coup, malgré l’émigration massive vers les grandes régions urbaines d’Algérie comme vers la France, la Kabylie est restée longtemps à l’écart du processus de modernisation urbaine, dernière concernée par la généralisation du mode de production capitaliste. Karl Marx, de passage à Alger, avait signalé la survivance de l’organisation communautaire pré-capitaliste.
    Tajmaath, en arabe la djemaa, littéralement l’assemblée, regroupe, sur le mode patriarcal, les représentants des familles du village, les vieux sages, bien sûr, et administre le village organisant les travaux collectifs, les travaux de solidarité de la communauté envers un des siens, le règlement des conflits. L’histoire a retenu qu’une coordination de ses structures au niveau tribal et inter-tribal a décidé il y a quelques siècles l’exhérédation des femmes (il est assez naturel que l’organisation patriarcale soit misogyne) pour éviter l’émiettement des terres par l’application du droit musulman des successions. Fondée sur une réalité d’exploitation agricole collective, cette organisation traverse les différentes phases de notre histoire, l’occupation arabe, la domination turque comme la colonisation française, avant de voir l’urbanisation progressive et la généralisation du salariat saper ses bases et réduire son autorité.
    Au courant du printemps berbère de 1980, des comités de villages fondés par de jeunes militants radicaux, souvent universitaires, les supplantent et les tajmaath qui survivent inégalement à travers la région se voient réduites à la police des mœurs et à une existence formelle. C’est sur la base de cette forte culture communautaire que s’est ancrée la tradition des comités de village qui ressurgissent à chaque nouvelle radicalisation. Ce sont souvent des militants de ces comités de village de 1980 qui se sont remis en activité dans la région de Tizi Ouzou et leur référence aux Aarchs, fortement marquée d’affirmation identitaire, ne correspond pas à la réalité sociologique. L’urbanisation ayant quand même pas mal brassé les populations. ↩︎
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